Chronique d’une catastrophe pressentie

Le président de la République d’Haïti Jovenel Moïse a été assassiné en pleine nuit, dans sa chambre à coucher, au côté de sa femme, grièvement blessée, par un commando lourdement armé et très équipé. Nulle trace de résistance des gardes de sécurité sur place. La voie semblait étonnamment très dégagée.

Le pays est atterré. L’air est chargé d’inquiétudes. Les rues sont vides. Mais ce qui frappe, c’est le silence général de la population. Une population exsangue, submergée par la misère. Elle en a trop subi. Depuis des mois, en effet, Port-au-Prince est soumis au feu et à la terreur. L’insécurité est devenue la règle. Des gangs armés n’ont eu de cesse de frapper. Enlèvements, assassinats, attentats ciblés, se sont multipliés. Des quartiers ont été incendiés, des femmes, des jeunes, des enfants en très bas âge, des journalistes, des militants, de hautes personnalités judiciaires, des commerçants ont été massacrés. L’horreur, partout répandue.

L’hécatombe a vidé des secteurs de la ville de ses habitants, fuyant ce déchaînement de violence, de règlements de comptes entre groupes armés. On a même vu, il y a peu de temps, des affrontements entre policiers et militaires, des passants pris de panique sous le feu nourri d’armes de guerre. Troublante opposition entre la police nationale et un corps des Forces armées d’Haïti, démantelées en 1995 sous le régime du président Jean-Bertrand Aristide, réactivées par le président Michel Martelly et mobilisées récemment par Jovenel Moïse.

Voilà les forces de l’ordre se comportant en bandes rivales et milices. Pire, la pratique qui s’est imposée dans ce cauchemar a été celle de l’impunité totale. Pas d’écoute, pas de justice pour les victimes, pas de processus d’enquête, tout le contraire.

On a plutôt vu un président cohabiter avec les gangs, chercher leurs faveurs, les protéger en quelque sorte, leur laissant le champ libre. On l’a vu aussi se placer lui-même hors des règles de l’État de droit, refusant d’obéir au texte de la Constitution prévoyant qu’il quitte le pouvoir le 7 février de cette année, sous prétexte qu’il avait pris fonction plus tard en raison d’une décision tardive du tribunal électoral en 2015.

Faisant fi des manifestations massives réclamant son départ, le respect de la Constitution, sa légitimité totalement minée par de graves scandales de corruption dans les affaires PetroCaribe et Agritrans, Jovenel Moïse a refusé d’obtempérer avec l’appui tacite ou le silence de la communauté internationale. La stratégie de terreur et d’insécurité faisait parfaitement diversion. Le président, surfant sur cette vague de tous les dangers, a préféré l’option d’organiser un référendum pour la modification du texte constitutionnel, manœuvre d’ailleurs expressément interdite par la Constitution. Là encore, il obtient l’assentiment de la communauté internationale demeurée complètement sourde aux appels répétés, aux signaux multiples de la société civile haïtienne, tous secteurs confondus.

L’erreur fondamentale et dramatique du président Jovenel Moïse aura été d’affaiblir et de démembrer toutes les institutions de l’État, aujourd’hui totalement affaissées. Or un chef d’État sans État court le plus grand des risques.

Le président s’est ainsi retrouvé sans armure, sans protection devant les pires dérives, tapi dans l’antre de l’insécurité dont il avait fait son refuge. Le voici victime de certains pactes engagés avec des mafias insatiables qui se sont résolument emparées du terrain. Le cercle de feu s’est ainsi tragiquement refermé sur Jovenel Moïse.

Aujourd’hui, la transition même est compromise, faute d’institutions capables d’assumer l’intérim. Compliquée également du fait que le premier ministre Claude Joseph, révoqué il y a quelques jours par Jovenel Moïse qui l’a officiellement remplacé par Ariel Henry, son septième premier ministre en moins de cinq ans, devait être investi ce 7 juillet, jour où le chef de l’État a été assassiné. Claude Joseph s’empresse pourtant d’occuper le vide, se croit autorisé à déclarer l’état de siège, mesure qui ne peut être considérée qu’en cas de guerre civile ou d’invasion d’une force étrangère et, au surplus, seulement avec l’accord de l’Assemblée nationale, devenue inopérante il y a plus d’un an. Or l’un comme l’autre, Joseph et Henry, sont illégitimes.

Le comble est que la plus haute autorité désignée par la Constitution pour l’intérim de la présidence, le président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire qui est aussi président de la Cour de cassation, a été emporté le 23 juin dernier par la COVID-19. La Chambre des députés est inexistante depuis janvier 2020. Seuls 10 des 30 sièges du Sénat sont pourvus et le président du Sénat était, lui, hors du pays, en République dominicaine, le jour de l’assassinat de Jovenel Moïse.

Quoi faire ? Comment faire ? Telles sont les questions que se posent les partis d’opposition et les organisations de la société civile en ce moment, et de toute urgence, pour sauver la nation. Il faudra un dialogue, un gouvernement de coalition pour organiser de nouvelles élections, dans les règles de la démocratie. Et pour que ce pays ait un avenir, il est impératif d’éradiquer la corruption qui pourrit ses entrailles, d’engager des politiques robustes qui redonnent confiance, dignité, justice, équité et sécurité, respect de la vie, tout ce que la population ne cesse de réclamer à grands cris et qu’il faut cesser de mépriser.

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