Dans leur documentaire La parfaite victime, les réalisatrices Monic Néron et Émilie Perreault affirment avoir tenté de mettre en lumière les sentiments d’injustice et d’impuissance des personnes victimes/survivantes1 de violences sexuelles face à un système judiciaire qui peine à saisir leur vécu. Or, depuis sa sortie en salle, le documentaire essuie une vague de critiques provenant principalement des acteurs et actrices du système judiciaire.

Les vives réactions suscitées dans la communauté juridique sont loin d’être surprenantes puisque l’approche préconisée tend à la démoniser. À l’inverse, la levée de boucliers des juristes à l’égard du documentaire laisse entendre une profonde difficulté des acteurs et actrices du système judiciaire à reconnaître les limites de notre droit dans la prise en charge d’un problème social. Selon nous, les véritables coupables sont l’approche individualisante que préconise l’ensemble de ces personnes ainsi que le manque de reconnaissance de l’expertise des personnes victimes/survivantes.

Reconnaître la nature systémique et collective des violences sexuelles

Le documentaire montre pourtant bien que les violences sexuelles sont un véritable fléau social, allant même jusqu’à reconnaître qu’il s’agit d’un « problème de santé publique ». Il n’en demeure pas moins que, malgré la dimension systémique incontestable, la réponse qui y est offerte persiste à prôner une approche individuelle. On continue de responsabiliser les victimes/survivantes en leur montrant que la dénonciation de leur agresseur doit se faire auprès des autorités policières. Parallèlement, les services d’aide, qu’ils s’adressent aux personnes victimes/survivantes ou même aux personnes agresseuses, sont surchargés et les programmes d’éducation sexuelle à l’école demeurent encore gravement lacunaires.

Tous ces phénomènes traduisent notre incapacité collective à déconstruire efficacement la problématique des violences sexuelles.

Nous semblons incapables d’admettre la nature systémique et collective du problème, ce qui engendre plusieurs conséquences.

D’abord, la prévention des violences sexuelles étant inexistante, le lourd fardeau de la prise en charge de ces violences est nécessairement transféré sur les épaules de chacune des personnes victimes/survivantes. Ensuite, les options qui s’offrent à ces dernières sont forcément limitées, imparfaites et inadéquates.

Voilà que l’idée de créer un tribunal spécialisé pour les violences sexuelles se pose comme une réponse potentielle et crédible aux défauts du système juridique actuel, solution d’ailleurs reprise dans La parfaite victime. Également énoncée à plusieurs reprises dans les dernières années, cette idée ne s’attaque pourtant pas au cœur du problème qu’est cette culture qui banalise et excuse les agressions à caractère sexuel. Beaucoup d’énergies et de ressources seraient ainsi utilisées par le gouvernement québécois pour implanter ce tribunal dont le pouvoir d’action serait grandement limité.

Effectivement, le droit criminel demeurera un processus contradictoire dont l’objectif principal est la répression des crimes plutôt que la guérison ou l’indemnisation des personnes victimes/survivantes, ou, encore mieux, la prévention des agressions à caractère sexuel. En d’autres mots, les fondements de notre système juridique – qu’il soit d’ailleurs criminel ou civil – reposent sur la responsabilité individuelle et ne sont donc pas en mesure de saisir la nature collective et systémique du problème social que sont les violences sexuelles. Les acteurs et actrices du système juridique ont le devoir d’admettre ces limites et de les exposer afin d’enrichir la réflexion collective sur une prise en charge alternative des violences sexuelles. C’est une question de transparence et de solidarité envers les personnes victimes/survivantes.

Mouvement #moiaussi : une reprise de pouvoir collective

Les réflexions que peuvent apporter les acteurs et actrices du système juridique ne doivent toutefois pas noyer celles portées par les personnes victimes/survivantes. Il ne faut pas oublier qu’une fois le crime commis, c’est la personne victime/survivante qui porte la blessure en elle. C’est elle qui fait l’expérience de la souffrance. C’est elle qui vit avec les difficultés et conséquences qui découlent de ce geste, dont la violence qui s’abat sur elle lorsqu’elle décide de dénoncer son agresseur. C’est donc elle qui détient une connaissance et une compréhension de l’agression qu’elle a vécue.

Depuis le mouvement #moiaussi, parce que les personnes victimes/survivantes savent mieux que quiconque à quoi ressemble leur vécu, un fossé s’est creusé entre elles et les structures actuelles qui tardent à se renouveler.

Ce mouvement a organisé son propre procès contre un système où le sentiment de justice est difficile à construire. Il a fait comprendre, à grande échelle, qu’aucun système de justice dans le monde n’est en mesure de prendre en compte toute la complexité des violences fondées sur le genre.

Il a mis des mots sur des maux collectifs et il invite à sortir de la logique contradictoire qui domine notre système juridique. Il cherche des solutions de rechange, loin de la revictimisation et d’une vision étriquée de la justice ou de la réparation. Il invite à une véritable guérison collective et à une transformation en profondeur de notre société.

C’est dans cette démarche qu’il y a de l’espoir. Où l’innovation réside. Encore faut-il aller à la rencontre des personnes qui portent ce mouvement et de toutes celles qui furent réduites au silence. Reconnaître la pluralité de leurs voix, leurs expériences, leurs savoirs. Écouter ce que nous disent les spécialistes à propos du trauma et ses impacts sur la mémoire, les émotions et le comportement. Échanger avec les autres mouvements sociaux qui dénoncent à la fois le système judiciaire et les autres formes de violences systémiques qui teintent les expériences des personnes victimes/survivantes.

Évidemment, le documentaire ne pouvait pas couvrir tous les enjeux gravitant autour des violences sexuelles. Il se voulait un sifflet d’alarme, parce que ceux et celles qui sonnent déjà depuis plusieurs années ne sont pas entendu.e.s. La vraie question maintenant est : qu’allons-nous faire collectivement pour que la violence cesse de se transmettre d’une génération à l’autre ?

C’est là que réside le vrai débat et, malheureusement, il n’a pas encore eu lieu.

1. La double appellation « personne victime/survivante » est utilisée, car « “survivante” célèbre l’individu, mais “victime” reconnaît l’énormité du système auquel elle doit faire face. Le terme “victime” existe dans la terminologie juridique, contrairement à “survivante”, qui n’a aucune définition légale et qui provient du langage militant ». (Hanne, 2018, n. d.). Toutefois, c’est aux personnes concernées de déterminer la façon dont elles souhaitent se définir elles-mêmes, car l’utilisation de l’une ou l’autre de ces terminologies peut avoir de fortes répercussions lorsqu’elle n’est pas choisie, en plus de ne pas faire consensus.

* Romane Bonenfant (juriste et candidate à la maîtrise en droit à l’UQAM) et Florence Amélie Brosseau (juriste et candidate à la maîtrise en droit à l’Université d’Ottawa)

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