La ville et l’urbanisation sont au cœur de l’aventure humaine depuis six millénaires. L’une et l’autre se déclinent sur plusieurs registres d’une complexité parfois déroutante. Alors que la pandémie a mis sur pause les villes qui sont appelées à se redéfinir, quelques passionnés vous proposent leur perspective sur le développement urbain. Aujourd’hui, la ville et le patrimoine.

Qu’ils soient souhaités, imposés ou subis, les cycles de construction – démolition – destruction – reconstruction sont indissociables des processus de formation et de transformation de la ville. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, on s’interroge rarement sur la pertinence des démolitions entraînées par l’adaptation de la ville aux caprices du prince ou aux nécessités du moment. Et quand on le fait, par exemple à Rome au XVIe siècle, alors que la papauté lance de grands chantiers de réaménagements urbains et que les monuments anciens servent de carrière, c’est sans résultats véritables en ce qui concerne leur sauvegarde.

Au milieu du XVIIIe siècle, Voltaire se désole, dans un texte intitulé De l’embellissement de Paris, qu’il faille presque souhaiter que la ville soit détruite par un incendie, comme Londres l’a été en 1666, pour que la capitale puisse enfin être modernisée. Et si Cerdà épargne le vieux Barcelone dans son plan d’agrandissement des années 1860, ce n’est pas en raison de la valeur qu’il lui accorde, mais parce qu’il souhaite qu’on le détruise après qu’on aura reconnu les mérites de la nouvelle façon d’aménager la ville qu’il prône.

Les choses avaient toutefois commencé à changer quelques décennies auparavant. Victor Hugo se désole, dès les années 1820, de l’indifférence généralisée à l’égard des vieilles pierres, qu’il dénonce dans les Pamphlets pour la sauvegarde du patrimoine – Guerre aux démolisseurs ! Ce sentiment prend de l’ampleur avec les grands chantiers urbains de la seconde moitié du siècle qui commandent de nombreuses démolitions, aux fins de la réalisation de percées, et multiplient les arasements des enceintes, devenues inutiles.

On fait toutefois peu de cas du bâti ordinaire. Seuls les monuments retiennent l’attention. L’insalubrité généralisée est battue en brèche par les hygiénistes. La lutte aux taudis doit être menée sans compromis. Ardent défenseur du Moyen Âge et de l’architecture vernaculaire et inventeur, avant la lettre, de la notion de patrimoine, l’Anglais John Ruskin (1819-1900) fait bande à part. Nombreux sont ceux qui soutiennent que les centres historiques et les quartiers anciens sont tout simplement désuets. Tout au plus peuvent-ils avoir, du moins pour certains, une vocation muséale.

Cette conception pittoresque a prévalu dans beaucoup de colonies où les quartiers européens ont été érigés à l’écart des villes anciennes… et de leurs résidants.

L’écossais Patrick Geddes (1854-1932) et l’italien Gustavio Giovannoni (1873-1947) font néanmoins écho à la position de Ruskin quelques années plus tard. L’un et l’autre reconnaissent l’intérêt des ensembles urbains anciens, sans pour autant nier la nécessité de l’assainissement. Ils rejettent cependant les destructions sans nuances. Pour l’un et l’autre, les interventions ciblées, connues sous le nom d’éclaircissements, doivent être privilégiées.

La montée en puissance du mouvement fonctionnaliste, incarnée entre autres par les congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM, 1928-1956), contribue toutefois au dénigrement de cette approche. Seuls les monuments emblématiques trouvent grâce aux yeux des chantres du modernisme architectural et urbanistique. Les destructions de la Première et, surtout, de la Seconde Guerre mondiale vont être l’occasion d’une confrontation du point de vue défendu par ceux qui souhaitent tirer parti de la tabula rasa qui ouvre de nouvelles perspectives à celui des « conservateurs », qui souhaitent une reconstruction plus ou moins à l’identique. L’application des préceptes du modernisme dans un certain nombre de chantiers de reconstruction de centres historiques constituera la toile de fond de désaccords qui entraîneront la fin de l’aventure des CIAM.

Les grands chantiers urbains des années 1950 et 1960 sont la source de nouvelles inquiétudes quant à l’avenir des centres historiques. Dans la plupart des pays industrialisés, des statuts de protection sont mis en œuvre : secteurs sauvegardés en France, Conservation Areas en Grande-Bretagne, Historic Districts aux États-Unis, arrondissements historiques au Québec. Il s’agit essentiellement de soustraire ces ensembles d’intérêt patrimonial aux dynamiques de transformation qui ont cours ailleurs dans la ville.

L’ampleur des destructions réalisées au nom de la modernisation est toutefois telle que la patrimonialisation se décline sur de nouveaux registres dès la seconde moitié des années 1970. L’héritage bâti de l’époque victorienne, y compris les vestiges de l’industrialisation manufacturière, a dorénavant droit de cité.

L’urbanisme est convoqué sur le terrain de la conservation. Les tensions entre des visions contrastées, voire difficilement conciliables, de l’avenir de la ville restent vives et l’urbanisme peine à trouver un modus operandi satisfaisant pour les différentes parties prenantes. Le façadisme, dont les exemples se sont multipliés depuis une trentaine d’années, témoigne de cette difficulté à concilier le passé, le présent et le futur de la ville.

La patrimonialisation n’a pas dit son dernier mot pour autant. Le patrimoine dit moderne, dont les concepteurs ont parfois été des adversaires redoutables de la conservation, a ses défenseurs. Et depuis quelques années, on assiste à une amorce de valorisation patrimonialisante de fragments de banlieues d’évasion des années 1950 et 1960. Plusieurs organismes voués à la défense et à l’illustration du patrimoine ont d’ailleurs pris acte de cette nouvelle configuration spatiotemporelle des sensibilités, notamment en produisant des guides et autres documents destinés aux résidants. De toute évidence, le passé de la ville a un avenir, même s’il reste incertain.

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