L’autrice s’adresse à ses trois fils.

La cité explose. Tous et toutes tentent de la réclamer, de la reconstruire, de l’ériger à coups de mots, de certitudes, de droits, de division linguistique. Les chants sont si fiers, si orgueilleux, qu’ils n’écoutent même plus le refrain de l’Autre. Le vacarme ambiant cache maladroitement l’impossibilité de la rencontre. 

D’un côté, les partisans de la liberté de parole – celle qui cherche et recherche, à travers les beautés et les blessures de l’histoire, le chemin philosophique aspirant à incarner la pensée critique. Pour rêver à un monde meilleur, nous diraient-ils, et pour y contribuer de surcroît, l’on ne peut soustraire à la connaissance les mots crus qui ont soulevé les foules, les mots matraques qui ont écrasé et qui, toujours, demeurent disponibles dans le répertoire de la haine.

Ils sont là. Ils existent. Ils dorment parfois. Ils se réveillent encore. Ils n’ont pas fini de nous hanter. Les prononcer pour les dénoncer contribuerait à ouvrir la réflexion, à comprendre leur sémiotique, à situer le marqueur de sens entre dominant et dominé. Dans le langage de Frantz Fanon, le colonisé peut-il renverser les armes du colonisateur en se réappropriant ses mots, en leur insufflant une signification identitaire autre, en désignant son destin à travers le prisme qui devait servir à l’asservir ?

Quel pouvoir revient aux individus, même dans des relations inégalitaires, même dans la cruauté de l’oppression, de marquer leur destinée de sens, de souffle et d’émancipation ?

La parole est-elle porteuse d’une signification avant même qu’elle ne soit prononcée, produite et diffusée ? Ou incarne-t-elle plutôt un mode d’expression nu qui, dès lors qu’on lui attribue un sens, change de couleur à l’instar d’un caméléon qui nous surprend au détour du regard ? Telles seraient les questions, souveraines et furieusement libres, qui permettent de comprendre, de nommer, de penser. La cité universitaire se déploie ici dans la force de sa versatilité, dans l’étendue de son horizon. Elle ne peut être contrainte d’avance, car son chemin exploratoire marque la condition de sa possibilité.

Injustices structurelles

De l’autre côté, les partisans de la politique identitaire – celle qui décrit et dénonce les injustices structurelles qui ont légitimé la mort atroce de George Floyd et de Joyce Echaquan aux mains d’institutions représentant l’État. La police. Les hôpitaux. Et aujourd’hui les universités. Tant d’institutions qui se prétendent neutres, portées par une mission, théoriquement au service du citoyen nonobstant la couleur de sa peau mais qui, en réalité, ne sont portées que par les individus qui les représentent.

Le racisme systémique envers les personnes noires et autochtones. L’inaccessibilité des services à l’endroit des personnes handicapées. Le sexisme et la transphobie. L’exclusion des personnes pauvres. La discrimination à l’endroit des francophones. Tant de maux sociaux qui enlèvent à la parole sa liberté, qui soutirent la légitimité aux acteurs, qui distribuent injustement le poids du verbe.

Le vocabulaire de l’oppression peut-il être enseigné par celle dont le groupe a légitimé l’oppression ou cette dernière contribue-t-elle, ce faisant et peut-être même sans le savoir, à reproduire des relations de pouvoir inégalitaires ?

La professeure blanche peut-elle enseigner la négritude ? La réconciliation ? La décolonisation ? Le savoir – sa condition, son enseignement, son étendue – est-il dissocié de son interlocutrice ou en est-il plutôt le prolongement intrinsèque et inévitable ? La cité universitaire se déploie ici comme l’ombre des relations de pouvoir qui permettent son existence. Elle doit distribuer la parole à ceux et celles qui n’ont jamais véritablement pu parler.

Charles, Pierre et Henry, vous êtes encore petits, à mon grand bonheur. Vous n’appréhendez pas encore le monde par l’infinie complexité qu’il porte en lui. Vous le regardez comme s’il s’agissait d’un roman – les personnages y sont définis par leur grâce ou leur méchanceté, leur bonté ou leur mesquinerie. Je vous regarde le matin en visualisant l’invisible – ces années à venir qui seront les véritables épreuves tant les catégories se brouilleront, tant la subjectivité se greffera à l’objectivité, tant l’intention colorera le geste.

Mes chéris, je devrai vous le dire un jour, le monde est incommensurablement gris. L’être humain, toujours, cherche à se réfugier dans ces certitudes de l’enfance qui vous rassurent et vous protègent ; il y retourne périodiquement pour s’y bercer, pour jouer aux gagnants et aux perdants. Mais la réalité, et la cargaison de souffrance qu’elle permet et légitime, se situe quelque part entre la parole libre et la tyrannie de la parole. Prétendre autrement, ce serait vous mentir et vous trahir.

Au cœur de la tempête, alors même que la cité ne rassemble plus mais divise, alors que la cité universitaire s’interroge sur la légitimité de sa mission, j’aimerais vous rassurer : il est possible d’être inclusif, courageux, humble et libre. D’encourager la pensée critique tout en dénonçant les structures de l’injustice. De transcender les catégories, dans un souci d’inclusion, tout en réfléchissant à leur reproduction. De permettre à l’être humain d’incarner ce qu’il a de plus cher, de plus précieux et de plus noble, sa capacité de penser de façon relationnelle.

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