Alors que la presse écrite est menacée par la révolution numérique et par une crise sans précédent de sa distribution, Éric Fottorino, ancien directeur du Monde, livre un témoignage abrupt sur les défis que doit relever le papier comme support d’apprentissage, de connaissance et de compréhension du monde.

Rendre l’internet responsable de la crise du papier serait une analyse paresseuse. On ferait l’économie à bon compte d’un manquement qui a gagné la presse dans cette période de frénésie des écrans où rien ne semblait plus beau qu’un site Web, plus prometteur qu’une presse en ligne agglomérant des dizaines de millions de lecteurs-cliqueurs avaleurs de « pages vues » défilant sans ordre ni hiérarchie autre que le nombre de likes. Si le papier a sérieusement chuté, c’est que ses contenus se sont détériorés, appauvris, anecdotisés, peopolisés. Au point de rendre la lecture des journaux moins nécessaire. Le must read cher aux Anglo-Saxons s’est érodé, à mesure qu’une forme de racolage et de course à l’audience se généralisait, sur fond d’effondrement des recettes publicitaires. On a vu les régies plus offensives, et plus écoutées des patrons de presse pour faire enfoncer les lignes éditoriales au coin de la mode (les fameuses Fashion Weeks), de l’automobile, du luxe, de la conso et du bien-être. Autrement dit, la publicité a colonisé de nouveaux territoires au détriment de l’information. Le savant et fragile équilibre des deux s’est infléchi au profit de la première. On assiste à la prise de pouvoir çà et là du marketing sur l’éditorial, ou à la confusion des genres, au nom de la rentabilité. Autant d’espaces grignotés, voire arrachés à des rubriques plus nobles, allant de la politique internationale à la culture, qui, c’est bien connu, font moins vendre. Au bout de cette logique d’arbitrage est apparue la publicité dite « native », où le lecteur se voit présenter comme information des articles de placement de produits dans un environnement éditorial smart, sans que soit mentionnée jamais l’intention promotionnelle de ces contenus.

À force de ne pas se réinventer – ou seulement, je l’ai dit, en confondant forme et fond, codes couleur et intentions éditoriales –, nos journaux ont fini par faire pâle figure au regard des sites internet sur lesquels il se passe toujours quelque chose.

Je me souviens d’une suggestion d’Alain Minc lorsque, en 2007, nous cherchions à réduire des coûts au Monde. La fièvre numérique lui avait inspiré cette idée de financier : rapatrier à Paris tous nos correspondants en Europe, sous prétexte qu’ils pourraient suivre depuis Paris, assis devant leur ordinateur, tout ce qui se passait en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, en Grèce ou ailleurs. Je lui avais répondu que les économies réalisées (quelque trois millions d’euros) nous coûteraient au final beaucoup plus cher, surtout à nous, Le Monde, un journal réputé, par son histoire et son titre, pour son réseau unique de correspondants à l’étranger. Un métier, lui avais-je répondu, qui supposait de savoir « perdre son temps » pour humer un pays, ses habitudes, ses tendances profondes, ses failles secrètes, tout ce qu’un écran ne pouvait fournir. Un écran, c’est de la surface. Il n’insista pas, mais l’idée était symptomatique de l’époque, qui prenait les apparences pour le réel, tentant de capturer un public réputé moins regardant sur l’info pourvu qu’elle le distraie, acceptant d’être dupé pourvu que des solutions simples lui soient proposées, un prêt-à-penser loin de la complexité du monde. Me revient une autre parole d’Hubert Beuve-Méry : « Le Monde coûte son prix plus l’effort pour le lire. » Ne jamais oublier : s’informer fatigue.

Savoir se réinventer, cela supposait de garder en tête quelques grands principes de notre métier de journaliste, de les adapter, aussi, aux contraintes actuelles et aux opportunités ouvertes par les nouvelles technologies. Quand je suis arrivé au Monde en 1986, un ancien m’a remis le fac-similé de la première une du journal en date du 19 décembre 1944. Le « patron » y avait jeté ces quelques lignes en guise d’éditorial, d’une sobriété radicale : « Un nouveau journal paraît : Le Monde. Sa première ambition est d’assurer au lecteur des informations claires, vraies et, dans toute la mesure du possible, rapides et complètes. » Adepte de Péguy et de son goût du travail bien fait dans l’humilité, à l’image de sa rempailleuse de chaise de mère, Beuve aimait citer l’auteur de Notre jeunesse quand celui-ci lançait son mot d’ordre : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. » Pas sûr qu’un magnat de la presse d’aujourd’hui verrait dans la vérité bête, triste et ennuyeuse la promesse de bonnes ventes ! Mais s’engager à donner de bonnes informations au lecteur – claires et vraies –, l’engagement reste pertinent. Quant à la formulation : « dans toute la mesure du possible, rapides et complètes », elle montre qu’en ce temps-là, la vitesse était un objectif (« La presse est toujours pressée », répète souvent mon ami Laurent Greilsamer), pas une fin en soi.

Un lecteur, disait Camus, est en droit d’attendre d’un journal qu’il ne l’ennuie pas et qu’il parle parfois à son intelligence. L’ancien rédacteur en chef de Combat avait édicté quatre commandements du journaliste, en qui il voyait un « historien de l’instant » : la lucidité (ou « la blessure la plus rapprochée du soleil », selon René Char), le refus, l’obstination et l’ironie. Jean Daniel y ajoutait la faculté de résister à l’air du temps, sans être bien sûr que l’ironie fût un précepte camusien pour le journalisme, y voyant plutôt « une forme d’humour tous azimuts qui nourrit le nihilisme des temps modernes ». Un rédacteur en chef du New York Times affirmait qu’on ne paierait plus pour une information, mais qu’on paierait toujours pour une explication.

En considérant au mieux la coexistence papier-Web comme un bi-média complémentaire, on a trop souvent voulu aligner le papier sur les usages – ne parlons pas de règles – du numérique, en particulier en matière de validation d’une information. Autrement dit, publier d’abord, vérifier plus tard.

Sans jouer les anciens combattants, je dois avouer que les relectures de mes « papiers » de jeune journaliste du Monde étaient aussi abruptes que nécessaires. Quand un article arrivait entre les mains du chef de rubrique, les questions fusaient sans ménagement. As-tu vérifié ? As-tu téléphoné à telle source ? As-tu obtenu une autre confirmation ? Qui t’a donné ce chiffre ? Il le sort d’où ? Tu es sûr ? Comment peux-tu affirmer ceci ou cela ? Chaque formulation était pesée, interrogée, chaque point d’ombre éclairci. Ou pas. Auquel cas on reprenait, on retravaillait, on nuançait – le mot « nuance » semble avoir disparu des radars –, et si on n’était pas prêt pour le bouclage, eh bien ! on attendrait jusqu’au lendemain. Selon l’importance de l’article, trois, quatre, cinq relectures se succédaient, avec parfois une ultime vérification dans le bureau du directeur. Le mien s’appelait alors André Fontaine. J’ai appris mon métier à travers ces procédures parfois pesantes et souvent déstabilisantes, mais la plupart du temps bienveillantes. Refaire sa copie était une manière d’approcher la perfection dans cet art forcément imparfait du journalisme. Une leçon d’humilité, aussi.

La presse est un combat de rue

La presse est un combat de rue

Éditions de l’Aube, juin 2020

264 pages

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