Nonobstant n’est pas un nom. C’est, littéralement, une proposition qui a pris depuis longtemps au Québec valeur de nom, voire de point d’exclamation. Quelqu’un me faisait remarquer récemment que les Belges utilisent beaucoup ce mot. Cette autre nation que la préservation de deux langues a divisée ou unie, selon la perspective et les convictions, a appris à évoluer nonobstant les circonstances, l’histoire, les mouvements politiques et sociaux.

Ici, on a adopté l’expression « clause nonobstant ». Utilisée seule, cette expression ne met pas en perspective que l’on occulte quelque chose, qu’on agit malgré des droits, qu’on impose au-delà de ce qui est généralement ou moralement autorisé ou toléré.

Le juge Marc-André Blanchard a indiqué récemment dans un jugement sur l’utilisation de la clause nonobstant, selon mon interprétation de néophyte de la sphère juridique, qu’elle est lourde de sens et d’effets et mérite une utilisation parcimonieuse. Et ce, dans un contexte où ce recours est généré exclusivement par un pouvoir politique qu’aucun règlement ne balise.

La notion de dernier recours après des efforts de concertation, de débat civilisé et ouvert, de mesures incitatives doit s’insérer dans le processus de décision et d’imposition d’une telle clause. C’est d’autant plus vrai quand l’exercice du pouvoir législatif est l’affaire d’une pluralité plutôt que d’une majorité, comme c’est généralement le cas au Québec.

Mon propos ne vise pas à parler de constitutionnalité ou de droit. Il tient à noter que l’exercice du pouvoir semblait avoir été encadré depuis l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne, obligeant à la réflexion sur les prérogatives attendues par et pour les individus face aux œillères sociales que peuvent imposer les dirigeants. Parce que ceux-ci ont un droit, lié à la majorité simple, de déroger aux droits inscrits dans la Charte.

La clause nonobstant a été rarement appliquée, alors que le présent gouvernement l’a déjà utilisée et évoque précocement son application pour un autre pan de la sphère publique.

Bien que je ne pense pas que l’état d’urgence sanitaire décrété depuis plus d’un an ait mené à des abus de pouvoir, malgré la démonstration d’omissions et d’erreurs de gestion, il a cependant donné l’impression qu’il est admis de préciser les droits qui ont priorité sur ceux qui peuvent ou doivent se soumettre aux circonstances.

Fragile équilibre

L’exercice du pouvoir est l’art d’un équilibre fragile, visant tant l’équité que la justice, deux valeurs que l’on doit apprécier dans leur sens large. Par-delà les circonstances nécessitant le recours légal à la clause nonobstant, l’administration de l’État et de la société est imprégnée du sens de la dérogation et du droit prépondérant. Cela est démontrable au quotidien dans les grands champs d’exercice de l’État, particulièrement la santé et l’éducation.

De fait, la pandémie a vu émerger et s’imposer une réorganisation des ressources qui a favorisé les soins aux patients atteints de la COVID-19, au détriment des autres patients.

Et alors même qu’aucune restriction de dépenses ne semble s’appliquer pour contrôler la COVID-19, les autres types de soins sont soit d’accès difficile, soit tout simplement sabrés. Parce que la pandémie compromet l’économie et le fonctionnement social de façon immédiate, les gouvernements ont ouvert les vannes contre la COVID-19. Alors que la maladie d’un individu perdu dans la masse n’a pas le même impact, ne suscite pas le même sentiment d’urgence dans les actions gouvernementales.

Malgré les discours d’équité dans les soins, la gestion au quotidien prouve l’imposition de mesures de dérogation, de clauses nonobstant qui quantifient les droits en matière de soins de santé. Alors même que le Collège des médecins du Québec en appelle, et avec raison, à la reconnaissance du principe de Joyce, il enjoint tout de même à ses membres dans son code de déontologie d’« utiliser judicieusement les ressources consacrées aux soins de santé… et de tenir compte des moyens dont il dispose ». Il n’y a pas ici de fondamentale contradiction, mais les médecins sont souvent appelés à décider de soins face à des ressources insuffisantes imposées et gérées par d’autres. Nommément des administrateurs, des ministres qui se déresponsabilisent de leurs obligations en renvoyant aux hiérarchies inférieures l’imposition des restrictions.

Plus insidieusement, le gouvernement déroge aussi aux droits aux soins en retardant l’autorisation de nouveaux traitements ou carrément en les refusant sur des bases économiques. La clause nonobstant n’est pas brandie, mais elle est de facto édictée et prescrite.

« Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous », fera dire Molière d’une pauvre amoureuse dans Tartuffe. La pitié peut n’être qu’un sentiment éploré ou autrement une raison d’action face à l’indigence. La santé publique se sent nouvellement investie de pouvoir pour améliorer la protection de la société face à la pandémie, alors que les professionnels de la santé, et particulièrement les médecins spécialistes, apprécieraient que le pouvoir de la clause nonobstant leur soit conféré. Pour que, malgré les restrictions à l’exercice de la médecine émanant des directives gouvernementales et du code de déontologie enjoignant de s’incliner face à des ressources limitées, les médecins puissent invoquer la clause nonobstant pour remplir leurs obligations envers chaque patient selon les normes scientifiques existantes. Il ne faut pas croire que les médecins n’ont aucune notion de ressources, bien au contraire. Mais quand vient le temps de dénoncer les écueils imposés par l’État, dans toute sa bureaucratisation et sa politisation, le pouvoir médical est somme toute bien limité.

Il se conclut malheureusement souvent en disant à des patients : nonobstant une option possible et disponible ailleurs dans le monde, on ne peut pas vous offrir le meilleur traitement. Notamment parce que les autorités gouvernementales canadiennes et québécoises la refusent, prenant trop de temps pour l’évaluer ou en la refusant sur des bases économiques selon une grille d’analyse qui leur est propre. Malgré, voire nonobstant, les besoins exprimés.

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