Je n’avais pas encore entendu parler de la controverse du « mot en n » quand Eric (prénom fictif) a publié sa montée de lait sur Facebook la semaine dernière. C’est lui qui m’a mis la puce à l’oreille. Eric, c’est un jeune carriériste blanc de 33 ans. En mode télétravail depuis mars dernier. Père de famille. Estimé de ses pairs et de nos contacts mutuels. Gentil, affable, calme et patient. Eric est un gars qui s’exprime clairement, avec une bonne culture générale et qui voyageait beaucoup avant la COVID-19.

Eric n’aime pas la controverse, les désaccords, la chicane et le déchirage de chemise. Il a d’ailleurs pris la décision de s’éloigner des médias sociaux quand le climat s’est mis à devenir malsain après le confinement du printemps dernier. Comme bien des gens, il a séjourné en Gaspésie pendant la saison estivale pour échapper au stress que lui avait occasionné le virus.

Les rares fois où il publie sur Facebook, c’est pour nous faire savoir qu’il retrouve tranquillement une certaine paix d’esprit. Enfants, découvertes musicales, randonnées, repas en famille. C’est tout. Pas question d’ajouter sa voix au vacarme ambiant des plateformes sociales. Son opinion, il la garde pour lui la plupart du temps et il juge que c’est bien mieux comme ça.

En septembre, il a vu le docu The Social Dilemma sur Netflix. C’est venu renforcer ses convictions : il vaut mieux se tenir loin des réseaux sociaux. Ils ne servent qu’à nous diviser. À déshumaniser l’autre.

Mais contre toute attente, Eric rompt ses promesses et brise son hiatus. C’est qu’il vient d’apprendre pour la professeure qui s’est retrouvée dans l’embarras pour avoir recouru au mot qui blesse dans un contexte universitaire.

Il publie un long statut Facebook qu’il se donne le soin de ponctuer de « tabarnack » et de « crisse » pour bien laisser connaître son mécontentement. C’est épouvantable ce qui arrive à Verushka Lieutenant-Duval, c’est d’une absurdité sans nom, selon lui.

Pourtant, Eric s’était promis de ne plus donner son opinion sur l’internet et de concentrer ses énergies exclusivement sur sa famille et son boulot. On se dit que ça doit être très grave pour qu’Eric accepte de sortir de sa retraite comme ça. Eric le calme, le gentil, le patient. Eric qui abhorre la controverse et la chicane. Eric qui pratique la zénitude. Eric qui n’aime pas se mettre les gens à dos. Eric qui a tout compris après avoir visionné The Social Dilemma.

Sauter dans l’arène

Des choses épouvantables et d’une absurdité sans nom, il y en a eu plusieurs au cours des derniers mois. Les raisons de sortir d’une longue pause de prise de position sur les médias sociaux n’ont pas manqué. Je pense à l’histoire de Joyce Echaquan, par exemple. Pas un seul mot. La sérénité d’Eric était jusque-là imperturbable.

Non, ce qui l’a vraiment fait sortir de ses gonds, c’est qu’une professeure soit dans l’embarras après avoir utilisé le « mot en n ». Il a sitôt enfilé les gants de boxe et sauté dans l’arène sans attendre. Pas pour la mort terrible de Joyce. Pour le « mot en n ». C’est ça qui l’a poussé à reprendre du service et rien d’autre. Il en a même fait sa priorité numéro un. Il a fait passer ce mot avant sa famille, ses passions et son travail. Avant son souhait de ne plus se chicaner sur l’internet. Avant la dignité des personnes noires.

Le message est fort : Eric le gentil est fâché. Il a même inséré « tabarnack » dans sa montée de lait. Pas content du tout. Eric qui ne commente jamais rien ! Faut le faire ! On a réussi à contrarier le bon Eric qui n’aime pas la discorde et qui fait du yoga !

Et il est là le problème. Parce que des Eric qui se tiennent à l’écart de Facebook et qui n’ont jamais d’opinion sur rien par peur de froisser les gens, il y en a tout plein. Et ces Eric-là, depuis la semaine dernière, se manifestent tour à tour, sans crainte de blesser les personnes directement concernées, pour faire front commun contre « la plus grande menace des derniers mois », celle de voir disparaître le « mot en n » des universités.

C’est pas banal que ces personnages en semi-congé des réseaux sociaux choisissent de se mobiliser pour faire de cet incident leur cheval de bataille parmi tous les événements malheureux d’une année 2020 pourtant forte en bouleversements. C’est un choix qui parle fort, qui trahit peut-être plus qu’on aimerait se l’avouer les motivations derrière ces multiples sorties.

Au-delà du débat qui sévit actuellement, il faudra quand même se demander sérieusement ce que révèle sur nous cet empressement à monter au créneau lorsqu’il est question de proscrire l’utilisation par des personnes non racisées d’un mot qui blesse.

Qu’est-ce qui amène donc Eric à sortir de son mutisme pour réagir aussi énergiquement ?

On aura beau faire toutes les pirouettes qu’on voudra pour s’en défendre, le recours à ce mot finit toujours par se hisser au sommet de nos priorités. Et nos amies, amis et collègues des communautés noires se retrouvent encore une fois à devoir nous prendre par la main pour nous expliquer ce qu’ils nous ont déjà expliqué des centaines de fois alors qu’ils ont certainement mieux à faire que de jouer aux profs de maternelle.

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