Cinquième d’une série de six textes sur la politique américaine à la veille des élections présidentielles, la bataille du Brexit au Royaume-Uni et la montée du populisme en Italie, en France et en Allemagne

Longtemps, l’ancien bassin minier et industriel du Nord de la France, entre Lens et Valenciennes, a été considéré comme une terre d’élection pour la gauche. Les mineurs, comme les sidérurgistes du Nord, ont été érigés dès la fin du XIXe siècle en porte-drapeaux du prolétariat, magnifiés par exemple dans le célèbre roman d’Émile Zola, Germinal (1885).

Les différentes composantes de la gauche française, partis socialiste et communiste, comme les syndicats ouvriers, ont vu le bassin du Nord comme un bastion, un lieu exemplaire de la construction d’une classe ouvrière unifiée et mobilisée. Ces partis et ces syndicats ont construit l’image d’un groupe homogène, où ouvriers locaux et ouvriers migrants (Belges, Italiens, Polonais, Marocains, Algériens) voyaient leurs différences s’effacer pour former un « nous », forgé par le travail industriel et les combats politiques partagés.

La situation est aujourd’hui radicalement différente.

L’ancien bassin du Nord, naguère célébré comme l’un des cœurs industriels de la France, est désormais présenté comme un territoire « archaïque », « en retard », une sorte de repoussoir à la modernité post-industrielle et numérique. Après avoir subi plusieurs vagues de désindustrialisation – dans les mines et le textile d’abord, dans la sidérurgie ensuite – le bassin concentre, aux yeux des observateurs, les handicaps : problèmes environnementaux, déstructuration des villes, crise de l’emploi, exclusion, dégradation des indicateurs sanitaires et sociaux.

Mais l’image du bassin du Nord s’est aussi transformée du point de vue politique. Depuis les élections présidentielles de 2002 surtout, qui ont vu pour la première fois l’extrême droite arriver au deuxième tour, le bassin est dépeint comme l’un des points de cristallisation du populisme d’extrême droite.

L’ancienne terre héroïque du prolétariat semble désormais incarner une menace ou une inquiétude pour la démocratie.

Les descendants des combattants de la classe ouvrière sont considérés au mieux comme des idiots manipulés, au pire comme des fourriers du fascisme. Même la gauche française, du moins ce qu’il en reste, n’échappe pas à cette perception et observe avec gêne et malaise ces électeurs qui se sont détournés d’elle.

Une telle interprétation, qui fait du bassin nordiste, et en général des régions désindustrialisées, les berceaux du populisme d’extrême droite, pèse, depuis près d’une vingtaine d’années maintenant, comme un piège. Elle repose en effet sur une série de simplifications et de malentendus qui concernent à la fois le passé industriel, et le présent. Elle revient pour commencer à simplifier, à idéaliser excessivement le temps d’avant – celui où les ouvriers auraient été unis, politisés, solidaires, de gauche – par opposition au temps actuel.

Or, nombre de questions posées aujourd’hui – le rapport à l’autorité, à la nation, la fracturation des classes populaires selon des lignes de partage religieuses, culturelles ou en termes d’origine migratoire – sont des questions présentes dès la fin du XIXe siècle.

Les ouvriers polonais, très marqués par le catholicisme, furent longtemps mis à l’écart. L’organisation du travail industriel, loin d’unifier forcément le groupe, a pu accroître les divisions. Dans les années 1960-1970, par exemple, les ouvriers locaux, ou issus d’immigration ancienne, disposant d’emplois relativement stables, se différencient des ouvriers migrants (les Marocains dans l’industrie minière), invisibles et astreints à des contrats précaires. Une telle différenciation a eu des effets jusque dans les politiques de désindustrialisation qui ont, dans un premier temps du moins, protégé le premier groupe au détriment du second.

Mais l’approche misérabiliste et extrêmement stigmatisante qui marque actuellement le bassin du Nord est aussi un problème pour l’interprétation du présent.

Elle contribue à nourrir le sentiment d’exclusion et d’indignité des habitants du bassin, présentés par les médias nationaux comme des « beaufs », des « petits blancs », des « fachos », et à terme à nourrir, par réaction à cette stigmatisation, le vote populiste. Elle impute de surcroît à ces anciennes terres industrielles des problèmes, des comportements racistes, qui sont en réalité des problèmes nationaux et se retrouvent par exemple dans nombre de territoires ruraux ou périurbains. Il faudrait au contraire que l’histoire et les sciences sociales distinguent mieux ce qui, dans le vote populiste, relève d’héritages anciens, de gestion manquée de la crise industrielle, mais aussi de causalités beaucoup plus générales et plus récentes.

Il faudrait, à partir de là, sortir de l’essentialisation de bassins industriels comme celui du Nord, pour comprendre comment et pourquoi ce dernier abrite effectivement des formes de segmentation et de tensions sociales, culturelles, qui nourrissent l’exclusion. Mais ses habitants expriment en même temps des attentes, des demandes de renouvellement, dans le rapport à l’État, dans la volonté d’égalité, dans l’organisation de la vie collective, qui vont dans le sens de l’inclusion. Il s’agirait en somme de sortir ces bassins industriels de la prison des représentations idéalisées (pour le passé) et diabolisées (pour le présent) pour prendre au sérieux le réel qu’ils ont manifesté et qu’ils manifestent, dans toute sa complexité.

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