C’est l’aube, au début de la pandémie et de l’arrêt de l’économie, sauf pour les services essentiels. J’écris cela dans ma tête, dans ma cuisine, alors que je pèle une orange et une pomme verte.

Je sais très bien que ma fille ne voudra ni l’une ni l’autre même si elle m’a demandé les deux depuis son réveil. Je soupire le lourd soupir des mamans, celui que les femmes du monde entier poussent à l’unisson tous les jours sans le savoir. Mais, en fait, je crois que l’on sait toutes de quoi je parle. Ai-je tort ?

Je me sens piégée dans cet inconfort. Ce n’est pas tout à fait du chagrin et ce n’est pas tout à fait un deuil. Ce sont les jours gris et nuageux pourtant parsemés de sourires, de flashes de lumière et d’adrénaline dont nous aimons tous sortir en disant que c’était « un passage obligé ». Cette fois-ci, il est collectif. C’est censé être le printemps. Comme tout le monde, je vis cette pandémie partiellement enfermée dans ma maison qui est maintenant un bureau, une salle de sport, une garderie privée et, le plus souvent, je l’avoue, un abri de grande classe et un refuge du virus qui plane.

Je ne savais pas qu’un adulte pouvait avoir un tel besoin d’espace mental, comme je le sais maintenant après des mois d’absence de mon lieu de travail, de ma vie professionnelle d’avant et que j’aime tant. La vérité avec la réalité d’aujourd’hui est que je ne sais pas tout à fait comment « être » sans mes collègues, mes dirigeants et mes mentors.

Je ne sais pas non plus quoi penser du fait que je me sens parfois moins adéquate ou fière de faire mon travail dans mes vêtements super doux et super chers plutôt que si je le faisais en talons hauts et dans mon espace de travail chéri, dans une tour à bureaux du centre-ville de Montréal après mon trajet ultrarapide de deux arrêts en train. Les choses banales, familières, ennuyeuses et désordonnées de la vie quotidienne en dehors de chez moi me manquent terriblement.

J’ose penser que ma génération a grandi dans un conte de fées numérique. Pop-Tarts licorne et poutine au foie gras, viande végétalienne, salles d’entraînement boutiques qui offrent une expérience unique et un répit dans nos semaines effrénées, vie de famille ponctuée d’appels vidéo à distance en voyage d’affaires, le « sur demande » pour à peu près tout ce que notre cœur désire, avec peu de temps d’attente, y compris pour les relations personnelles. L’instantané est la norme. D’une certaine manière, on pourrait dire que nous sommes la génération la mieux préparée et adaptable au travail et à la vie sociale à distance puisque nous voulons, désirons et obtenons pratiquement tout à l’instant même. Ayant grandi dans une ère numérique, je me demande si le changement et la résilience peuvent y trouver leur place. Bien sûr que oui. Bien sûr que non.

Par une journée pluvieuse de juin, je me sens coupable. Je me demande quel peut-être mon rôle dans le nouveau normal, dans la relance, alors que j’imagine comment nous allons collectivement nous remettre sur pied et reconstruire ce qui est mis en attente depuis quelques mois en misant sur ce qu’il nous reste de la vie d’avant et sur notre résilience.

Nous devrons essayer d’atténuer les dommages collatéraux ressentis par vagues par plusieurs à la suite de l’arrêt nécessaire des activités non essentielles, en mettant en place des programmes adéquats pour soutenir la population afin que personne ne soit laissé pour compte.

Si nous sommes tous vulnérables au virus de la COVID-19, l’équilibre et la santé mentale de chacun peuvent aussi être un dommage collatéral de notre printemps et de notre été 2020.

C’est un autre soir et je suis (encore) chez moi, toujours au téléphone par vidéo pour un cocktail virtuel pendant que ma fille babille un mélange de français, d’anglais et d’hébreu (la pandémie nous a permis l’ambition de mettre les trois plus ou moins à niveau) que je trouve à la fois charmant et épuisant. Je me retourne vers elle. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Elle me sourit en retour. Elle est la raison pour laquelle je choisis chaque jour de voir la vie à travers une lentille colorée d’espoir et de possibilités. Pour elle, le masque est simplement porté par ses parents pour cacher leur visage quand ils sortent. Pour moi, c’est un rappel que bien que le port du masque nous protège les uns les autres, il ne doit pas être un obstacle à entrer en contact au quotidien.

Au fur et à mesure de la reprise progressive de nos activités, je commence à voir – et un peu à contrecœur au début – que cet arrêt s’est peut-être révélé un merveilleux cadeau pour moi et mon entourage. J’en viens à penser alors que nous sommes prêts à affronter une nouvelle réalité, que pour de nombreux professionnels, ce fut le cadeau d’apprendre à « être » dans nos foyers. Nous avons peut-être eu l’occasion pendant cette période de creuser en profondeur et de réévaluer ce qui compte dans notre quotidien, et pourquoi. En chandail, dans nos maisons, sur nos ordinateurs portables, au même rythme effréné, mais dans un décor différent et avec nos enfants sur nos genoux quand nous n’avions pas de solution de rechange possible.

Je me retrouve encore et toujours à l’aube dans ma cuisine. Il y a des choses qui ne changent pas et c’est l’aube qui me convient, qui m’a toujours convenu. Ces jours-ci quand je soupire, c’est un soupir de soulagement. Je me sens ouverte à la relance et au retour à la nouvelle normalité qui reste à créer. Il y a du travail à faire collectivement et ça m’apaise de savoir que celui-ci m’appelle.

*Patricia Lemoine a survécu à un trouble de comportement alimentaire. Militante en santé mentale, elle s’implique entre autres depuis 2015 dans la campagne annuelle « Bell cause pour la cause ».

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