Je suis rentrée à 2 h du matin dimanche passé. La dernière fois où je suis rentrée aussi tard, c’était après un souper chez mon amie Ana, au début du mois de mars, avant que tout n’éclate.

Si je suis rentrée tard, cette nuit-là, c’est d’abord parce que j’ai quitté le CHSLD où je travaille un peu après minuit. Ce soir-là, je suis partie le cœur battant, alors j’ai décidé de faire baisser ce surplus d’énergie par une balade nocturne en voiture. Il y avait longtemps que je n’avais pas fait ça : rouler sur l’autoroute, la musique comme passagère. J’ai roulé jusqu’à Montréal ; ça faisait plus de trois mois que je n’avais pas traversé le pont Charles-de-Gaulle, moi qui le faisais auparavant quatre fois par semaine pour aller enseigner. À cette heure de la nuit, le dimanche, la route est paisible.

J’avais le cœur battant en sortant du centre ce soir-là, d’abord peut-être parce que j’avais trop bu de café, notamment avant d’aller travailler – je craignais que la fatigue m’empêche d’être alerte auprès des patients et patientes, alors je suis passée par le McDo, où l’on offre le café gratuitement aux travailleurs de la santé (bien que ça me fasse drôle, moi qui me considère prof, depuis 12 ans, mais oui, je suis désormais, même si c’est à temps partiel et seulement pour un temps, une travailleuse de la santé !), et j’en ai commandé un grand, que j’ai presque calé sur-le-champ.

J’avais le cœur battant également parce que c’est la première fin de semaine (sur les trois durant lesquelles j’ai travaillé) où j’ai été envoyée dans une équipe non réduite. Ce miracle s’est produit le samedi, et s’est même répété le lendemain. Pour ajouter à cette chance exceptionnelle, on m’a envoyée dans des équipes qui accueillaient à bras ouverts l’aide de service que je suis. Car ce n’est pas toujours le cas. Certains préposés ne nous trouvent pas « utiles », nous, les aides de service…

Cela dit, même si les équipes étaient complètes, nous n’avons pas chômé ; mais nous respirions… et les patients aussi ! Aucun préposé n’a eu à « sacrifier », comme c’est presque tout le temps le cas, son temps de souper pour le consacrer aux urgences ; toutes les tâches ont été effectuées, à temps, et les patients ont bénéficié de plus que du strict minimum : nous prenions un peu plus notre temps. De leur parler, de les écouter, de les faire marcher. Et quand nous prenons notre temps, nous leur donnons ce dont ils ont véritablement besoin : de l’attention.

Oui, M. Legault, ils arrivent, les beaux moments en CHSLD que vous avez évoqués le mois dernier : mais ils n’arrivent pas souvent. Ils n’arrivent que lorsque les équipes sont complètes et que les travailleurs et travailleuseuses n’en sont pas rendus à leur troisième ou quatrième temps supplémentaire de la semaine, complètement harassés.

Au lieu de nourrir deux ou trois patients en même temps comme si je jouais de la batterie, tout en m’assurant qu’ils ne s’étouffent pas, je me suis attardée à nourrir, ce soir-là, seule à seul, un homme de 96 ans qui m’a parlé de ses sept enfants ; puis une dame, seule à seule également, qui a été prof au primaire durant 35 ans, et avec qui j’ai parlé, évidemment, d’enseignement ; lors du coucher, j’ai parlé de l’émission Bonsoir, bonsoir (ainsi que de la chevelure de JP Wauthier ou du mauvais caractère de Serge Denoncourt) avec une autre dame, qui m’a demandé de mettre la télé à cette émission, mais à qui j’ai rappelé que nous étions dimanche, et que l’émission jouerait le lendemain seulement…

Les « Bonne nuit, Monsieur », « Bonne nuit, Madame » ont été prononcés plus lentement, pendant que je les bordais comme je borde ma fille, le drap bien placé, sans le bisou ni le câlin bien sûr, mais avec la main posée sur l’épaule et parfois même la petite mèche de cheveux que je replaçais…

Oh, je porte, tout comme mes collègues, des gants, un masque, des lunettes et une visière, ce qui ne fait pas très intime ni très familier… Si ma voix demeure couverte par le masque, mes yeux, eux, sont au moins directement accessibles : les patient.e.s ne me voient pas sourire de la bouche, mais ils voient mes yeux le faire en se plissant. Le sourire que certain.e.s me renvoient en retour n’a pas de prix, telle une étoile filante que je saisis au passage dans ce ciel ténébreux qu’est la plupart du temps la vie en CHSLD.

La fin de semaine dernière, de 16 h à minuit, samedi et dimanche, je n’ai pas entendu, pour la première fois depuis que j’ai été embauchée, dans les interminables corridors, encombrés de soucis et déserts d’humanité, ni les sonneries auxquelles on ne répond pas assez vite, ni les voix implorantes, ni les « Madame, venez, je vous prie », ni les « Madame, restez ! »

Si mon cœur battait autant en sortant du travail dimanche dernier, c’est moins à cause du café que j’ai ingurgité, au final, que parce qu’il n’a pas passé la soirée à se serrer de tristesse et d’impuissance.

C’est avec ce même cœur battant, pourtant, que j’avais postulé à #jecontribue…

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