Jocelyn Maclure et Charles Taylor proposent dans ce livre une analyse conceptuelle des principes constitutifs de la laïcité. Pour eux, les deux grandes finalités de la laïcité sont le respect de l’égalité morale des individus et la protection de la liberté de conscience et de religion.


L’évolution des sociétés démocratiques contemporaines suggère qu’il est maintenant temps de reconcevoir le sens et les finalités de la laïcité. Si, de Saint-Augustin jusqu’à l’ère moderne, la question du rapport entre le pouvoir politique et le pouvoir spirituel était à l’avant-plan, les défis de l’époque actuelle sont de nature différente. Si l’on pense spontanément que l’objet d’un régime laïque demeure la relation appropriée entre l’État et les religions, sa tâche plus large et urgente aujourd’hui est de faire en sorte que les États démocratiques s’adaptent adéquatement à la diversité morale et spirituelle profonde qui s’anime au sein de leurs frontières. L’État doit traiter avec un respect égal toutes les convictions et engagements fondamentaux des citoyens qui sont compatibles avec les exigences de la vie en société. Si le passé de l’Occident explique la fixation sur la religion que l’on remarque encore aujourd’hui dans les débats publics, l’état des sociétés contemporaines exige que nous dépassions cette fixation et pensions à l’aménagement juste de la diversité morale qui les caractérise.

Mais les rapports entre les personnes religieuses et non religieuses sont souvent caractérisés par l’incompréhension, la méfiance et parfois même l’intolérance mutuelles. Des athées et des agnostiques conçoivent difficilement que des personnes adhèrent encore aujourd’hui à des croyances religieuses dont la vérité ne peut être établie par la démarche scientifique. Des personnes religieuses considèrent que les « matérialistes », au sens philosophique du terme, sont incapables de mener une vie morale authentique, d’épouser des causes qui dépassent leurs intérêts égoïstes et entretiennent une conception réductrice de l’existence humaine. Les quiproquos et malentendus concernent parfois des groupes particuliers. Plusieurs voient l’islam comme étant intrinsèquement incompatible avec les valeurs démocratiques et libérales. Des islamistes voient la culture occidentale comme étant irrémédiablement vile et corrompue.

Or, la diversité morale et religieuse est une caractéristique structurante et, autant que l’on puisse en juger, permanente des sociétés démocratiques.

Nous avons soutenu que la source de la coopération sociale dans les sociétés diversifiées réside dans la possibilité d’un accord entre citoyens au sujet des principes de base de leur association politique. La stabilité et la cohésion de ces sociétés dépendent ainsi de la volonté des citoyens endossant des conceptions du bien divergentes d’accepter l’autorité de principes politiques communs fondant leurs institutions politiques. Il s’agit en quelque sorte d’un approfondissement de l’idéal de tolérance ayant permis de mettre un terme aux conflits religieux. Ce type de société exige des citoyens qu’ils fassent abstraction des désaccords moraux et philosophiques, parfois profonds, qu’ils ont avec leurs concitoyens au nom de leur intérêt plus fondamental à vivre dans une société suffisamment stable et harmonieuse. Il importe donc que l’on réfléchisse à la culture civique susceptible de soutenir une telle éthique politique.

Il semble raisonnable de penser qu’une éthique du dialogue respectueuse des différentes perspectives métaphysiques et morales soit la mieux à même de soutenir le « consensus par recoupement » auquel nous avons fait allusion. À l’aune d’une telle éthique du dialogue, les citoyens engagent franchement la discussion sur les fondements et les orientations de leur communauté politique tout en faisant preuve de sensibilité ou d’empathie à l’égard des convictions fondamentales qui sont parties intégrantes de l’identité morale de leurs concitoyens.

Mais comment réconcilier cette éthique du dialogue avec le fait que les États libéraux et démocratiques se définissent comme des « sociétés ouvertes », soit des sociétés dans lesquelles règnent la liberté d’expression et les débats d’idées vigoureux ? Comme l’a fait valoir Karl Popper, c’est l’institutionnalisation de la liberté de pensée et d’expression qui protègent ces sociétés contre la stagnation et la tentation de se refermer sur elles-mêmes. C’est ainsi que les personnes religieuses sont ponctuellement exposées à des points de vue remettant en question la validité de leurs croyances fondamentales ou portant celles-ci en dérision.

Devons-nous limiter la liberté d’expression au nom du respect de ce qui appartient, pour certains croyants, à la sphère du sacré ? Nous ne le croyons pas.

Outre dans les cas clairs de diffamation ou d’incitation à la haine, l’État ne peut restreindre la liberté d’expression de certains sur la base que des idées ou représentations aient pour effet de profaner ce qui relève, pour d’autres, du sacré. L’État pluraliste ne peut endosser ni l’ontologie générale selon laquelle la réalité doit être comprise dans les termes de la dyade sacré-profane ni une conception particulière du sacré. L’État démocratique et libéral se travestirait s’il s’arrogeait le droit de statuer sur de telles questions métaphysiques. Les tentatives de restriction de la liberté d’expression fondées sur le caractère perçu comme étant diffamatoire ou blasphématoire d’idées ou manifestations artistiques sont donc très fragiles. Au même titre que la liberté de religion n’inclut pas le droit de ne pas être exposé à des signes religieux, le prix à payer pour vivre dans une société qui protège l’exercice des libertés de conscience et d’expression est d’accepter d’être exposé à des croyances et des pratiques que nous jugerons fausses, ridicules ou blessantes.

La prise en considération de la perspective d’autrui ne signifie pas nécessairement que l’on évitera à tous les coups de mettre sur la place publique des idées qui pourraient offenser certains groupes de citoyens. Les moqueries de Salman Rushdie dans Les versets sataniques se situaient au cœur d’une œuvre offrant un portrait saisissant de la condition humaine à l’ère de la mondialisation. […] De même, il est possible pour les leaders religieux d’indiquer comment les religions nous donnent accès à une façon unique d’habiter le monde moderne sans pour autant laisser entendre qu’une vie menée à l’aune d’une vision séculière du monde et du bien est inévitablement incomplète, sinon corrompue. Cette sensibilité éthique ne peut être imposée à coup de législations, mais elle peut être encouragée par nos institutions et pratiquée et promue par des citoyens dans leur vie privée et associative.

Bref, les sociétés contemporaines doivent développer le savoir éthique et politique qui leur permettra d’aménager de façon juste et stable la diversité morale, spirituelle et culturelle qui les anime. Les tenants de visions du monde comme les grands monothéismes historiques, les religions orientales, l’éclectisme spirituel, les spiritualités autochtones, l’athéisme militant et l’agnosticisme, doivent apprendre à cohabiter et, idéalement, à développer des liens de solidarité. Nous croyons que la laïcité pluraliste esquissée dans ce livre, soutenue par une éthique du dialogue respectueuse des différentes options morales et spirituelles, est la mieux à même de favoriser cet apprentissage.

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Laïcité et liberté de conscience, Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Collection « Boréal Compact » Éditions du Boréal (2020)

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