Les États-Unis n’ont jamais hésité à entretenir des relations amicales avec des dictateurs qui, pourtant, contreviennent au modèle démocratique qu’ils tentent – officiellement – de propager. Victor A. Béliveau tente de comprendre pourquoi la Maison-Blanche décide brusquement d’interrompre une relation de ce type.

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Victor A. Béliveau

Au premier abord, deux facteurs semblent expliquer l’abandon prononcé par la Maison-Blanche à l’égard d’un dictateur dont elle est proche. D’une part, un dictateur peut perdre l’estime des États-Unis en sabotant la relation amicale par une incurie diplomatique. Ce fut le cas pour Saddam Hussein qui, faisant fi des avertissements de Washington pour l’en dissuader, décida néanmoins d’envahir le Koweït en 1990.

D’autre part, l’apparition d’une vague de protestation dirigée contre un dictateur semble aussi être un facteur capable de précipiter la disgrâce de la Maison-Blanche à son égard. Le désaveu de l’administration Obama à l’égard d’Hosni Moubarak lors du Printemps arabe est un exemple de ce type de pivot diplomatique provoqué par l’éruption d’une crise interne. Mise sous pression par la déroute rapide sur le plan interne du président égyptien au début de l’année 2011, la Maison-Blanche a effectué une cabriole décisionnelle en abandonnant un dictateur qu’elle appuyait pourtant depuis une trentaine d’années.

Cela dit, la Maison-Blanche ne lâche pas toujours ses amis dictateurs lorsque ceux-ci font face à une vague de déstabilisation interne. Plusieurs cas empiriques attestent que Washington peut réitérer son appui à un dictateur lorsque celui-ci arrive à étouffer un soulèvement.

Durant la même période où elle a abandonné Moubarak, la Maison-Blanche a néanmoins continué à soutenir Hamed ben Issa al-Khalifa, le roi du royaume de Bahreïn, qui faisait face lui aussi à des soulèvements populaires.

Pour la même administration, confrontées l’une à l’autre, la décision d’abandonner Moubarak et celle de réitérer son soutien au régime monarchique de Bahreïn suggèrent une incohérence dans la politique étrangère des États-Unis. Mais la Maison-Blanche a été confrontée à ce type de crise avant le Printemps arabe, et cette apparente ambivalence décisionnelle n’est pas exclusivement liée à la politique étrangère de l’administration Obama.

Durant la guerre froide, les États-Unis – qui préconisaient la doctrine de l’endiguement face à l’URSS – ont tantôt retiré et tantôt réitéré leur soutien à des dictateurs aux prises avec des soulèvements internes. Pour ne citer que deux exemples provenant de cette période, la Maison-Blanche a abandonné le dictateur cubain Fulgencio Batista à la suite de la révolution castriste en 1959, tandis qu’elle a continué à soutenir Ferdinand Marcos aux Philippines durant les révoltes étudiantes connues sous le nom de « Tempête du premier trimestre » en 1970. En observant que le désaveu de Batista et celui de Moubarak ont fait suite à une révolution aboutie à l’intérieur de leur régime, d’aucuns pourraient ici avancer que l’incapacité d’un dictateur ami à brider une révolte interne expliquerait la décision d’une administration en poste au bureau Ovale d’opter pour un abandon à son égard.

Si cette piste de réflexion semble intéressante à première vue, la compréhension du comportement américain dans ce type de crise se corse davantage lorsqu’on constate que dans des situations semblables, la Maison-Blanche a continué à soutenir des dictateurs amis même après qu’ils se furent fait renverser en interne.

Mohammad Reza Pahlavi en Iran en 1953, Rhee Syngman en 1960, puis Lon Lol en 1975 en Corée du Sud et Ferdinand Marcos aux Philippines en 1986 ont tous pu compter sur un soutien pugnace de Washington à la suite de leur renversement effectif.

Par conséquent, la capacité d’un dictateur à juguler une révolte ne peut être le seul facteur pouvant expliquer l’avènement du point de bascule à son égard. En somme, bien qu’elle fasse partie du calcul décisionnel, la perte de contrôle d’un dictateur sur son régime ne peut pas être la seule variable invoquée pour expliquer l’avènement de son abandon.

Ce tour d’horizon succinct du comportement décisionnel de la Maison-Blanche dans ce type de crise externe soulève plusieurs questions. Serait-ce une logique du « deux poids deux mesures » qui sous-tend l’avènement du point de bascule ? Ou serait-ce plutôt que celui-ci est tributaire d’un calcul rationnel où la Maison-Blanche tente de sauver la mise dans une crise externe où elle ne veut pas intervenir militairement ? Comment expliquer que, dans des situations analogues, parfois la Maison-Blanche retire rapidement son appui à des dictateurs contestés sur le plan intérieur tandis qu’elle proroge son soutien à d’autres pendant et parfois même après leur chute ?

Ce livre entend donc répondre à une question qui englobe toutes ces interrogations : y a-t-il une stratégie commune – et si oui, laquelle – derrière la décision des administrations américaines d’abandonner ou de continuer à soutenir un dictateur ami lorsque celui-ci fait face à une vague de contestation interne ?

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La Maison-Blanche face à des dictatures amies en péril, Les Presses de l’Université de Montréal, juin 2020, 208 pages.

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