Alors que l’année 2020 tire à sa fin, le gouvernement du Québec est l’un des rares gouvernements en Amérique du Nord, et le seul au Canada, à prétendre que le racisme systémique n’existe pas sur son territoire. Selon les sondages, il serait également en porte-à-faux avec sa propre population1 sur cette question. Certaines données démontrent même que les Québécois auraient encore plus tendance que la majorité des autres Canadiens2 à reconnaître l’existence de ce racisme.

Quoi qu’il en soit, le premier ministre s’oppose à ce qu’ait lieu ce qu’il considère comme le « procès » des Québécois, procès consistant à reconnaître le racisme systémique. La question se pose : mais à quels Québécois se réfère-t-on ici ? Les Québécois noirs, les Québécois racisés, les Autochtones vivant au Québec ou encore l’ensemble de la population ?

À la suite de la mort de George Floyd et de la crise sociale qui en découla, le premier ministre a créé le Groupe d’action contre le racisme, dirigé par les ministres Nadine Girault et Lionel Carmant. En octobre 2020, alors que le groupe menait ses travaux, le premier ministre a exclu publiquement la possibilité de l’entendre reconnaître le racisme systémique au Québec.

Pourtant, pour résoudre un problème, encore faut-il le nommer ; il ne s’agit pas ici de débattre d’une question de sémantique, mais de reconnaître les faits dans le but d’établir le bon diagnostic.

Si on ne veut pas reconnaître l’aspect systémique du racisme, on se demande alors quel problème le gouvernement tentera de régler. Restreindre la portée des travaux du groupe au nom du pragmatisme ne sera d’aucun secours. En d’autres mots, il est illusoire de croire que nier l’existence du racisme systémique puisse permettre de régler les problèmes dont il est la source. Le racisme systémique est notamment un enjeu majeur de santé publique ; ses conséquences sur la santé physique et psychologique des victimes sont bien documentées (d’où le principe de Joyce Echaquan) et prétendre qu’il n’existe pas est loin de clore la discussion. Lorsqu’on entend gouverner les destinées de tout un peuple, il faut s’assurer à la fois de la cohérence et de la validité du discours gouvernemental qui sous-tend les politiques publiques.

La pointe de l'iceberg

D’ici à ce que le gouvernement du Québec élucide sa position, posons-nous donc la question : qu’est-ce que le racisme systémique ?

Tout d’abord, comme l’iceberg, ce que l’on perçoit facilement du racisme systémique n’en est que la pointe. Le racisme systémique s’exprime dans le cadre « des processus sociaux qui entraînent une inégalité raciale dans les décisions concernant les gens et les traitements dont ils font l’objet. Ce racisme (intentionnel ou non) se manifeste dans des effets, des incidents et des actions spécifiques qui sont le résultat de décisions différentielles ou d’un traitement inégal : ce sont les processus sous-jacents qui rendent ces incidents systémiques ».

Dit autrement, c’est : « le déni d’accès, de participation et d’équité aux minorités raciales pour des services tels que l’éducation, l’emploi, le logement. Le racisme systémique s’extériorise par la représentation négative des peuples racisés et autochtones, l’effacement de leurs voix et de leurs expériences, et la répétition d’images et de discours négatifs et essentialisés ».

Aucune société n’échappe au racisme. Au Québec, la plupart des organismes de défense des droits ou de recherche, comme l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), reconnaissent et documentent les diverses formes que prend le racisme systémique au Québec.

La mairesse de Montréal a également reconnu qu’il existait du racisme systémique au sein de la Ville de Montréal, tout comme le maire de Québec et la Jeune Chambre de commerce de Montréal. Que faudrait-il pour que le gouvernement du Québec reconnaisse, à son tour, l’évidence ?

Le Québec n’est pas un village gaulois. Nous ne vivons pas en vase clos, mais dans un village mondial, tel que l’avait prédit Marshall McLuhan, un village de plus en plus interconnecté. À la suite de l’élection récente du président désigné Joe Biden, les temps changent. Il a jugé important de souligner dans son discours d’acceptation qu’il sera le président de tous les Américains et qu’il « ne cherche pas à diviser, mais à unifier ».

La marginalisation volontaire du Québec

Nous ne pouvons qu’être inspirés par cette déclaration. À l’inverse, le gouvernement Legault s’isole et divise. Par exemple, il a refusé de participer activement à une rencontre des provinces, des territoires et du gouvernement fédéral portant sur les droits de la personne, dont l’importance est indéniable dans le contexte de la pandémie qui a mis en évidence les inégalités raciales. Selon plusieurs organismes, dont Amnistie internationale, l’automarginalisation du gouvernement québécois dans le cadre de cette rencontre serait « son refus de reconnaître l’existence du racisme systémique au Québec ». Le Québec s’est limité à un statut d’observateur. Pourtant, la meilleure manière de faire valoir les positions légitimes du Québec serait de s’asseoir à la table et d’en discuter ouvertement.

Pour comprendre les inégalités, les données ventilées sont d’une importance capitale. L’analyse de telles données est nécessaire3 à l’échelle de tout le Canada pour « éliminer le racisme systémique et faire progresser l’équité raciale ». Lorsque l’on reconnaît le racisme systémique, la collecte de données fait partie intégrante de la solution. C’est l’assise qui justifie les politiques publiques et l’affectation des fonds gouvernementaux. Il est à espérer que le gouvernement du Québec ne soit pas disposé à sacrifier le droit de tous les Québécois, quelle que soit leur origine, à bénéficier des mêmes droits et opportunités, afin de ne pas froisser la susceptibilité d’une certaine partie de la population.

Pour le gouvernement, le temps est venu d’écouter la voix des minorités québécoises qui souffrent de racisme systémique et celle des nombreux Québécois qui partagent leur avis. Les problèmes sont criants dans tous les domaines qui relèvent de ses compétences : l’emploi, les services gouvernementaux, la santé (Joyce Echaquan), le système de justice et de police, l’éducation (école Henri-Bourassa), et le logement.

À nos yeux, il est extrêmement préoccupant qu’un gouvernement démocratiquement élu refuse de discuter des opinions divergentes sur une question aussi fondamentale au moment où l’ensemble du continent la considère comme une priorité absolue.

C’est d’autant plus inquiétant que ce gouvernement décide de faire bande à part, tant sur le plan de la réponse sanitaire que sociale.

Le Québec ne fait pas exception quant au traitement des minorités et la meilleure manière d’être maître chez nous serait de mettre en œuvre des solutions en concertation avec l’ensemble de la société. Agir autrement, c’est ignorer l’histoire, même l’histoire récente, qui nous a démontré qu’il n’est pas sain de gouverner ainsi, a fortiori lors d’une pandémie mondiale mettant à rude épreuve la solidarité sociale.

Comme l'a souligné Doudou Diène, en 2004, alors qu’il était rapporteur spécial pour les Nations unies sur les formes contemporaines de racisme, de discriminations raciales, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée : « Éradiquer la culture et la mentalité raciste exige donc, outre la force de la loi, la mobilisation d’outils intellectuels pour déconstruire ses causes profondes, mécanismes, processus, expressions et langages. La loi interdit, condamne, corrige, redresse, mais elle ne transforme pas nécessairement les cœurs. » Dans le même esprit, la vice-présidente désignée Kamala Harris a souligné dans son discours d’acceptation en se référant aux propos du membre du congrès défunt John Lewis : « La démocratie n’est pas un État, c’est un acte. » Et dans ce sens, la lutte contre le racisme systémique relève de la gouvernance et du respect des droits et libertés fondamentales.

Pour toutes ces raisons, et dans un objectif de cohésion sociale, il est temps de reconnaître officiellement l’existence du racisme systémique au nom du bien commun. Le premier ministre doit agir consciencieusement et de manière résolue, en notre nom à tous et toutes et au nom du Québec que nous avons en partage.

* Cosignataires de la lettre : Patricia Fourcand, Marie-Hélène Dubé et Gassim Bangoura, avocats, et plus de 850 autres signataires

Consultez la liste des cosignataires

1 Consultez les résultats du sondage (en anglais)

2 Lisez « Racisme systémique : le grand écart de l’électorat canadien »

3 Consultez les Normes relatives aux données contre le racisme

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