Dans cet extrait de son texte du magazine culturel L’inconvénient, le professeur de littérature Maxime Prévost constate les effets de la distanciation sur sa vie professionnelle en milieu universitaire et dans les autres sphères de sa vie.

Au début, […] je jugeais les réunions Teams plutôt efficaces : inutile de se rendre au bureau, de passer d’une salle de réunion à l’autre avec son ordinateur portable. Il suffisait de s’installer à sa table de travail et de n’en plus bouger. J’ai vite appris à fermer le son, puis la caméra, de manière à être minimalement disponible aussi pour ma fille de onze ans, complètement isolée pendant trois mois (pour ne pas parler de mon fils de seize ans, rongeant son frein puis rapidement incontrôlable dans son rejet instinctif de la distanciation radicale), ou encore pour aller me préparer une tasse de thé, voire me servir un scotch, si les réunions empiétaient sur la fin de la journée professionnelle. J’ai vite appris à me servir de la fonction commentaires donnant un semblant d’interactivité aux rencontres à sens unique. Je considérais que les dossiers administratifs avançaient, qu’un modus operandi à peu près fonctionnel était atteint.

Ce n’est que progressivement que j’ai saisi que toutes ces rencontres étaient mortes, que les échanges véritables y étaient sinon impossibles, du moins difficiles et laborieux, qu’elles avortaient toute velléité de spontanéité, toute « innovation » pour parler le langage managérial dans lequel je suis constamment plongé.

Lorsque je tente d’identifier le point de bascule, j’en reviens aux apéros Zoom hebdomadaires avec deux amis d’enfance : on se disait au début que c’était mieux que rien, une manière de rester en contact, mais quelque chose clochait. J’ai fini par comprendre que les rencontres sur écran avec nos intimes se révèlent déroutantes à cause du délai entre la prise de parole, sa réception, et la recomposition pixellisée (au demeurant imparfaite) des expressions faciales : on ne s’en rend pas toujours compte lors d’une discussion professionnelle avec des relations de travail, mais toute forme d’intimité se trouve ainsi figée dans son simulacre, les amis demeurant absents tout en étant « présents ».

Sur le plan professionnel, je passais donc d’une réunion Teams à l’autre, essayant tant bien que mal d’adapter la logistique départementale à une année d’enseignement distanciel, puisqu’il devenait clair que tant la santé publique que les autorités universitaires empêcheraient la population étudiante de revenir sur le campus à l’automne. […] Lors d’une réunion Teams, notre vice-doyen à l’expérience étudiante s’est mis à décrire les initiatives distantielles grâce auxquelles nous pourrions, dès la rentrée, instituer un réel esprit de corps chez les nouveaux inscrits ; dès le début de sa prise de parole, son image a figé (je n’invente rien), le son est devenu saccadé, nous n’avons au final rien compris ; par politesse, nous lui avons signalé la chose, après quoi nous nous sommes tous entendus pour que la suite nous parvienne par courriel. […]

Dans leur versant le plus noble, les réactions à la crise ont montré que plusieurs citoyens veulent se montrer solidaires, « protéger les plus vulnérables », donner un sens réel à leur existence en entérinant collectivement le grand récit selon lequel nous serions en train de « sauver des vies ».

De manière un peu triste toutefois, on peut se demander si cette soif de sens ne révèle pas l’absurdité inouïe avec laquelle trop de gens menaient leur vie « d’avant ».

Le pire étant la culture de la délation, de l’ostracisme, de la haine qui s’est alors faite jour (pas chez tout le monde, mais largement rapportée, voire entérinée, par les médias d’information) : ceux qui mettent en doute le récit n’ont qu’à bien se tenir. Je ne peux m’empêcher de trouver sinistre l’enthousiasme avec lequel nous avons accepté toutes les mesures de distanciation, ne pas sortir, ne voir personne, se contenter de transactions commerciales fugitives et hyper fonctionnelles, garder les enfants chacun dans sa chambre, fermer les campus, les cinémas, les restaurants, les salles de spectacle, compter combien de gens se réunissent dans la cour du voisin, dénoncer les ainsi nommés covidiots aux quatre vents, critiquer les célibataires qui continuent de chercher l’érotisme, les jeunes qui s’entêtent à mener une vie sociale (et depuis le déconfinement partiel, horresco referens : « dans les bars »), les familles qui relèvent le pari du contact humain, les amoureux qui n’attendent pas les consignes gouvernementales pour se voir. […] J’ai de la difficulté à admettre que les citoyens d’une démocratie libérale aient attendu les consignes gouvernementales pour mener leur vie privée, sentimentale, familiale, amicale. Pourtant, c’est très exactement ce qui s’est passé et qui, dans une mesure moindre, continue de se passer.

Revue L’inconvénient, no 82
« L’enfer du distanciel »
Maxime Prévost
Essai, octobre 2020
90 pages

PHOTO FOURNIE PAR L’INCONVÉNIENT

L’inconvénient

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