L’ancien président américain Barack Obama a lancé cette semaine le premier volume de ses mémoires, Une terre promise. Dans cet extrait, il évoque les racines de la profonde division entre démocrate et républicains aux États-Unis.

Il flottait dans l’air, à Washington, avant que je sois élu et durant ma présidence, la nostalgie d’une époque de coopération transpartisane au Capitole. Et il était vrai que, pendant la majeure partie de la période de l’après-Seconde Guerre mondiale, les lignes séparant les deux partis politiques en Amérique avaient réellement été plus fluides.

Dans les années 1950, la plupart des républicains s’étaient accommodés des réglementations en matière de santé et de sécurité datant du New Deal, et le Nord-Est et le Midwest avaient produit des dizaines et des dizaines de républicains plutôt modérés sur les questions de la protection de l’environnement et des droits civiques. Les États du Sud constituaient alors un des piliers les plus solides du Parti démocrate, combinant un conservatisme culturel profondément enraciné et un refus catégorique de reconnaître les droits des Afro-Américains, lesquels formaient une part importante de leur électorat. La domination économique de l’Amérique étant indiscutable, sa politique étrangère définie par la peur du communisme ayant un effet unificateur, et sa politique sociale marquée par une confiance bipartite dans le fait que les femmes et les personnes de couleur savaient rester à leur place, les démocrates et les républicains se sentaient libres de franchir les lignes des partis en cas de nécessité pour faire passer une loi. Ils observaient les courtoisies d’usage lorsqu’il s’agissait de proposer des amendements et de soumettre des candidatures au vote, et les attaques partisanes et les tactiques agressives restaient dans les limites du tolérable.

L’histoire de la rupture de ce consensus d’après-guerre a déjà été racontée maintes fois — en commençant par Lyndon B. Johnson signant la loi sur les droits civiques en 1964 et sa prédiction que cela conduirait le Sud à déserter en masse le Parti démocrate. La prévision de Johnson mit plus de temps à se réaliser qu’il ne l’avait imaginé. Mais régulièrement, au fil des ans — par le Vietnam, les émeutes, le féminisme et la « Stratégie du Sud » de Nixon ; par la politique de busing visant à renforcer la mixité raciale à l’école, l’arrêt Roe v. Wade protégeant le droit des femmes à avorter, la criminalité urbaine et la désertion des centres-villes par les Blancs aisés ; par la discrimination positive, le mouvement conservateur de la « Majorité morale », la répression antisyndicale et l’opposition à la loi sur les droits civiques incarnée par le juge Robert Bork ; par l’interdiction des armes d’assaut et la montée de Newt Gingrich, les droits des homosexuels et la procédure d’impeach­ment visant Clinton —, les électeurs américains et leurs représentants se sont de plus en plus polarisés.

Le charcutage électoral a renforcé ces tendances, tandis que les deux partis, avec l’aide du profilage des électeurs et de la technologie informatique, redessinaient des circonscriptions dans le but explicite de consolider des mandats et de minimiser le nombre de circonscriptions susceptibles de basculer dans le camp adverse lors des différentes élections. Dans le même temps, la fragmentation des médias et l’émergence de médias conservateurs ont eu pour conséquence que les électeurs ne se reposaient plus sur le seul présentateur télé Walter Cronkite pour se faire une opinion ; au lieu de cela, ils pouvaient se référer à des sources qui les confortaient dans leurs préférences politiques, sans les remettre en question.

Lorsque je suis entré en fonction, ce « grand tri » entre les rouges et les bleus, entre les républicains et les démocrates, était pratiquement achevé. Il restait encore quelques sénateurs dont la position n’était pas systématiquement tranchée d’avance — une douzaine de républicains modérés à progressistes, et des démocrates conservateurs ouverts à la collaboration —, mais la plupart se cramponnaient coûte que coûte à leur siège. À la Chambre, les vagues bleues de 2006 et 2008 avaient installé une douzaine de démocrates conservateurs venant de circonscriptions traditionnellement républicaines. Mais, dans l’ensemble, les démocrates de la Chambre étaient de tendance progressiste, en particulier sur les questions sociales, et les démocrates du Sud constituaient une espèce en voie de disparition. Le glissement parmi les républicains de la Chambre était encore plus marqué. Purgé d’à peu près tous les modérés qui restaient, leur groupe penchait plus à droite que jamais dans l’histoire moderne, les conservateurs à l’ancienne étant à la manœuvre pour gagner de l’influence auprès de l’espèce nouvellement enhardie des disciples de Newt Gingrich, des provocateurs à la Rush Limbaugh, des clones de Sarah Palin et de l’auteure Ayn Rand — tous refusant le compromis, sceptiques vis-à-vis de toute action du gouvernement n’impliquant pas la défense, la sécurité à la frontière, les forces de l’ordre ou la condamnation de l’avortement, et semblant sincèrement convaincus que les progressistes avaient vocation à détruire l’Amérique.

IMAGE FOURNIE PAR FAYARD

Ma terre promise, Barack Obama, Éditions Fayard (novembre 2020), 848 pages.

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