Dans ce dialogue, Laurent-David Samama et Jérémie Peltier évoquent la défaite et ses enjeux dans une société caractérisée par la recherche de la performance. Ils montrent qu’échouer est intrinsèque à l’être humain et qu’il est possible d’apprécier, parfois, la débâcle, la chute, le revers, simplement pour se sentir vivant.

Multipliant les exemples et anecdotes, ce livre propose une belle réflexion sur la défaite et ce qu’elle implique pour chacun de nous. Un petit livre pour montrer que nous avons le droit d’être mauvais, qu’échouer est intrinsèque à l’être humain, et qu’il est possible d’apprécier, parfois, la débâcle, la chute, le revers, le naufrage, simplement pour se sentir vivant.

Jérémie Peltier : Je vais commencer en vous citant ce passage du Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde : « Quand votre jeunesse s’en ira, votre beauté s’en ira avec elle, et vous découvrirez alors qu’il n’y a plus de triomphes en réserve pour vous, ou vous devrez vous contenter de ces triomphes médiocres que le souvenir de votre passé rendra plus amers à votre cœur que des défaites. » Je commence par là parce que, quand on parle de défaite, on parle de « souvenirs douloureux », de moments passés qui restent gravés en nous. Vous souvenez-vous de votre plus grande défaite ?

Laurent-David Samama : Je crois que l’on se souvient des défaites fondatrices, celles qui nous confrontent pour la première fois à la douleur de perdre, à la tristesse de l’échec. Les premières défaites sont donc, sans aucun doute, celles vécues dans les cours d’école, au moment de jouer avec ses camarades. Ces premières parties de jeu sont riches en enseignements : elles révèlent nos limites et notre potentiel. Elles cernent également les bons et les mauvais perdants… Les cours de récréation sont, à ce titre, des espaces de vérité. S’y déploient, avec une ferveur qui s’envolera par la suite, les premières rages et les premières joies collectives. Des sentiments d’autant plus puissants qu’ils sont empreints d’une certaine pureté enfantine.

Jérémie Peltier : Au fond, pour vous, c’est quoi la défaite ? Et surtout : pourquoi le sujet vous intéresse-t-il tant ?

Laurent-David Samama : Parce qu’il fait s’entrechoquer l’intime et l’extérieur, nos sentiments les plus profonds et la réalité la plus froide. Perdre, c’est se confronter au monde tel qu’il est. Sortir, d’une certaine façon, de ses constructions mentales, de la théorie, pour expérimenter l’influence des autres et ses propres limites sur le cours de son existence. C’est également un lien au temps, nous y reviendrons. La défaite m’intéresse particulièrement, car tout le monde perd dans la vie. Dès lors, la question est de savoir ce que l’on fait de ses déconvenues, faillites et autres drames personnels. Comment on les convertit en expérience. Car même s’il y a souvent de la souffrance dans l’affaire, il y a aussi du positif : échouer nous complexifie…

Jérémie Peltier : Vous n’avez pas répondu sur vos grandes défaites personnelles…

Laurent-David Samama : Vous avez raison, j’ai un peu fui votre question… Je mets de côté les déceptions de la vie d’adulte, les amitiés qui ne tiennent pas leurs promesses. En bon enfant du siècle, à la façon de Musset, il me semble que nos défaites sont désormais collectives. Elles sont le fruit de l’impuissance de notre génération face à des maux qui progressent inexorablement. Contre ces maux, justement, le sentiment d’échec grandit chaque jour un peu plus, car, en dépit des efforts, nous n’avons que peu de prise sur le réel qui s’obscurcit (le péril écologique, le délitement du vivre-ensemble, la montée des populismes). L’affaire est romantique et, comme souvent, le contexte joue beaucoup. Mais je sens que vous cherchez de l’évocation plus personnelle alors je vais vous donner un vrai souvenir de défaite. Je jouais beaucoup au basket étant jeune. J’habitais en banlieue parisienne, mes parents m’avaient inscrit dans l’équipe de la commune car « le basket, ça fait grandir ». Et la pratique d’un sport collectif permet aussi d’expérimenter d’autres sentiments, d’autres rapports humains que ceux vécus à l’école.

Notre équipe semblait assez compétitive, nous étions des enfants, des pré-adolescents. Chaque samedi, nous faisions le tour des gymnases du Val-d’Oise dans le cadre du championnat départemental. Je me souviens d’un moment très particulier : la première fois que nous avons joué contre des adversaires pour qui le sport n’était pas simplement un loisir, plus seulement un jeu, mais une affaire sérieuse dont les enjeux allaient au-delà de l’amusement. Il s’agissait d’imposer une performance, un certain respect, un territoire. Soudain, pour ces basketteurs en herbe, le sport constituait une façon de s’en sortir, peut-être même de s’enrichir. Au fil des saisons, nous tombions contre des équipes toujours plus motivées. À 12-13 ans, nos adversaires avaient tous les attributs de professionnels en devenir – talent, qualités physiques, intelligence de jeu –, alors que nous n’étions là que pour nous amuser… Les défaites devenaient cuisantes. Ce fut là une expérience assez rude. C’est peut-être la première expérience vraiment humiliante que j’ai vécue. Le sport est l’un des premiers domaines où l’on peut vivre ce goût amer de l’humiliation. La défaite sportive, quand elle est humiliante, est vraisemblablement une expérience fondatrice importante chez les jeunes enfants. Difficile, certes, mais pas inutile à vivre tant elle est porteuse de leçons pour l’avenir, d’une morale propre, car elle remet les choses en place et chacun face à ses responsabilités.

Jérémie Peltier : Oui, la défaite est douloureuse, mais elle a donc une vertu, celle de permettre de se situer par rapport aux autres. Ce n’est pas inutile d’avoir un outil pour juger de sa valeur dans une société liquide où tout se vaut… Est-il plus facile de se rappeler et de raconter sa plus grande défaite que sa plus grande victoire ? Se souvient-on davantage des défaites que des succès ?

Laurent-David Samama : Oui, et c’est presque une vérité générale, une loi de l’existence. La victoire se vit en apesanteur, dans un état second, comme en lévitation. La défaite, quant à elle, bouscule. Elle remet en question, nécessite de s’interroger sur soi et sur le monde. Ne nous voilons pas la face : perdre fait mal, fâche et abîme. C’est une claque.

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Éloge de la défaite

Éloge de la défaite
Laurent-David Samama
Dialogues avec Jérémie Peltier
Éditions de L’Aube (mars 2020) 96 pages

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