Depuis le début de l’année, la succession de saisons chamboulées par la COVID-19 nous impose toutes sortes d’adaptations et met à l’épreuve notre santé mentale. Chaque jour de la semaine, ma chaîne de radio préférée se plaît d’ailleurs à me le répéter. Je me tâte le ciboulot, inquiète. Comment se porte la mienne ?

Je reconnais que l’addition des ennuis personnels et des défis planétaires – changements climatiques, atteintes multipliées à la liberté d’expression et au droit à l’égalité, fuite massive des victimes de guerre ou de conditions de vie abominables – ne prête pas à rire. La réalité tue, comment survivre ?

Dans Les enchanteurs, Romain Gary plaide pour la légèreté, le divertissement, la magie et la créativité pour surmonter les calamités et les catastrophes. Dans cette merveilleuse fable, Giuseppe Zaga rassemble les gens en pleine pandémie de peste. La foule se réunit une première fois autour d’un spectacle qui l’entraîne dans l’hilarité générale, et une deuxième autour d’une représentation où l’incarnation du bacille meurtrier est immolée sur fond de musique endiablée.

La légende veut que le mal, qui considère la bonne humeur, l’insouciance et la résistance comme une menace, ait fui les lieux.

La gaieté et l’invention rendent-elles les collectivités plus fortes ?

Parmi les enchanteurs, j’en salue un – Dany Laferrière – qui, le 25 octobre dernier à l’émission Dessine-moi un dimanche, livrait ses réflexions sur la question du racisme. Tout à fait dans cette ligne de pensée, il déclarait qu’écrire apaise les tensions intérieures, élève l’esprit au-dessus du brouhaha. Je présume que le musicien éprouve cet identique mieux-être, cette robustesse de l’âme, ce pareil détachement des liens terrestres qui mithridatise contre la bêtise (j’aurais pu utiliser « prémunit », mais moins précis), aussitôt qu’il touche son instrument, tout comme le peintre ses pinceaux, le potier l’argile.

Prendre du recul

Le grand écrivain se désolait en ondes qu’un foisonnement d’auteurs ne sache que raconter leurs malheurs. Il leur conseille de prendre du recul : au lieu d’exposer leur douleur individuelle, s’exprimer plutôt sur « La » douleur. Dans notre ère anthropocène où le narcissisme s’exacerbe à l’aune du matérialisme, du consumérisme et de la vente de soi sur les mille plateformes du web à notre disposition, ce message demande à être propagé. Que mérite donc l’opinion selon laquelle le témoignage intime s’enlumine d’une valeur universelle ? Bien sûr, on repousserait à tort des écrits tels le Journal d’Ann Frank. Mais, comme le veut l’adage populaire, trop c’est comme pas assez.

Toute œuvre artistique naît dans un espace intermédiaire entre la vie et la mort. Le créateur s’évade du présent en le survolant, tout comme l’œuvre permet au lecteur, au spectateur, au mélomane, à l’amateur d’art d’y échapper. Lorsque j’écoute Steve Cowan, guitariste exceptionnel, jouer Voyage, from Arctic Sonata de Gulli Björnsson ou la Gnossienne No. 3 d’Éric Satie, je suis transportée dans une autre dimension où l’immortalité se concrétise.

Le manque de vision de nos gouvernements qui méjugent de la capacité des artistes à nourrir un peuple m’afflige.

Par défaut de profondeur, ils les ont oubliés dans le saupoudrage de prestations d’urgence et, ce faisant, les ont plus ou moins muselés. Triste superficialité que la gestion des fonctionnaires ! Quid des amuseurs publics ! Je rêverais d’en voir un à chaque coin de rue du quartier, à l’entrée de nos écoles, de nos établissements pour rappeler à tous la puissance de l’émerveillement.

Les moments d’éternité dont les artistes ont le secret, nous les devons à l’interprétation sensible, à la fantaisie, à l’originalité, à l’imagination. Soutenons-les, révisons nos institutions pour enchâsser dans leurs statuts le pouvoir de l’art. Surtout, protégeons son indépendance contre l’exécutif, le législatif, le judiciaire, le médiatique et le religieux pour qu’il aiguillonne notre résilience, redresse nos têtes, hisse nos communautés à des hauteurs où l’air pur soigne et vivifie.

Notre histoire se gravera alors dans le temps, et nous cesserons de mourir.

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