Il faudrait être fait de pierre, pour ne pas être interpellé par les mouvements sociaux des derniers mois. Tout se passe comme si nous étions entrés dans un univers parallèle où les vraies affaires sont redevenues des vraies affaires, et non pas diversions démagogiques électoralistes, et j’entends les bons vieux existentialistes me murmurer à l’oreille que c’est notre rapport collectif à la mort via la pandémie, et l’angoisse que ça suscite, qui nous a réveillés collectivement d’une quotidienneté abêtissante, pour nous plonger tous ensemble dans une confrontation de nos angles morts sociaux et des erreurs de notre époque.

Nous vivons un moment philosophique de l’histoire. Le dernier remonte peut-être en Occident à 1946, alors qu’on ratifiait la Déclaration universelle des droits de l’homme, juste après Nagasaki et Hiroshima. Bien sûr, il faudrait être tissé tout entier de bêtise pour aimer la pandémie, et le retour à la vie sans elle, qui viendra bien un jour, rassurons-nous, sera réjouissant et beau, à la hauteur de nos attentes, comme l’est toujours la fin d’une longue angoisse, d’un questionnement profond qui dure trop. La quotidienneté n’est pas, il faut le rappeler à ces mêmes existentialistes, que bêtise. Mais nous n’y sommes pas. Et la philosophie essaime, le nouveau vit, les questions résonnent.

C’est une horreur, mais rappelons que des policiers blancs qui attaquent des Noirs, ça arrive souvent sur notre continent, depuis longtemps. Toutefois, aujourd’hui, des joueurs de basketball professionnels font la grève en soutien à un mouvement social qui nous rappelle à l’essentiel, à savoir que les vies noires comptent. Ça lève le cœur, mais des hommes qui profitent de leur position de pouvoir pour abuser sexuellement des femmes, ça n’a tristement rien de nouveau, alors qu’hier, des Québécoises ont relancé la vague d’une marée sociale régénératrice, et la société suit, les conversations conversent, les questions questionnent, au fond de tous les cœurs, du moins presque tous, sauf ceux dont la porte est cimentée à jamais de cynisme et d’insignifiance.

L’idée à la source de tous ces questionnements est éternelle, mais toujours inatteignable, elle a inspiré des lois ici et ailleurs, d’aujourd’hui et d’antan. Cette idée est la justice.

C’est une idée, en effet, que revendiquait déjà Socrate, comme quelque chose qui n’était pas bêtement décidé par les plus forts parmi nous, mais qui relevait plutôt d’une vérité éternelle, et dès lors divine, qui anime l’humanité depuis le fond des âges, avant même qu’il n’existe quelque chose de tel que « l’histoire ».

Toutefois, voyez-vous, Socrate s’est aussi trompé terriblement au sujet de cette idée. Lisez le dialogue intitulé Criton de Platon, et vous verrez. Ça tient en 30 pages à peine, le mieux est de le lire à deux, en dialogue, à haute voix — fermez la fenêtre, personne ne vous jugera. C’est un très beau texte, trop souvent présenté comme s’il était simple : un ami essaie d’en sauver un autre de l’injustice que lui font subir les représentants de la loi, mais il refuse, par respect pour la loi elle-même. Or c’est surtout un essai sur l’amitié, à mes yeux, vue comme quelque chose qui unifie le mieux quand les deux amis sont des êtres libres. En fait, je me le suis rappelé en attrapant un dialogue du film Thelma et Louise à la radio, l’autre jour.

L’erreur de Socrate est la suivante : il croit que les lois de sa ville, Athènes, sont directement inspirées des lois divines, éternelles, et que lui les comprend, contrairement à ceux qui l’ont injustement condamné. La justice petit « j » de son bled serait donc branchée, selon lui, sur la justice grand « J » des dieux. Athènes, en un mot, serait une ville bien woke, et Socrate serait le plus woke de tous, donc il se sacrifie sur la place publique pour démontrer sa vertu. Le problème principal de cette idée de wokeness, cher Socrate, est de s’approprier l’idée éternelle de justice, de la lier à une ville, ou une personne, pour jouer au jeu du plus vertueux.

J’écoutais l’autre soir ce film, au sujet d’une amitié en prison, nommé The Shawshank Redemption. Ça prend un peu plus de temps à écouter que la lecture de Criton, mais ça vaut la peine, faites-moi confiance. À un moment donné, le personnage de Tim Robbins s’empare du phonographe du directeur du pénitencier et fait jouer de la musique sur les haut-parleurs de la cour, ce qui lui vaudra un long moment au trou. C’est un moment d’une beauté sans nom. Le moment est si juste, il transcende tant la souffrance du lieu, des personnes, pour pointer plus haut, plus loin, vers cette idée de justice que nous ne saisirons jamais complètement, mais qui nous anime dans les moments les plus forts, quand notre société se fait enfin collectivement philosophe.

Nous y sommes. Pointons plus haut.

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