Il est 11 h 10 à Montréal, comme tous les matins, je visite ma page Facebook, où m’interpelle la vidéo, publiée par un ami, d’un incendie portuaire à Beyrouth. Piquée par une curieuse frayeur, sachant que plusieurs membres de ma famille habitent un édifice voisin du port, je défile nerveusement le mur virtuel où une amie annonce déjà une horrible déflagration du silo portuaire. Je retourne sur la page de mon ami qui a publié la vidéo mais plus rien. Aucune autre publication.

Fatalité ! C’est dans l’espace de ces quelques minutes d’errance virtuelle, entre sa publication de l’incendie et l’horrible explosion qui s’en est suivie, que mon ami a perdu la vie sous les décombres qui se sont abattus sur lui de manière apocalyptique. Imaginer la scène épouvantable de ce drame m’est horrible. Cependant, à cet instant même, j’ignore encore la tragédie dont je témoigne dans l’instantanéité insolite des publications sur un réseau social. L’image foudroyante du champignon, tel Hiroshima, n’étant pas encore publiée, vue et revue à l’échelle planétaire.

Et me voilà tremblotante à revivre toutes les frayeurs, les inquiétudes et tout le stress vécus, ma vie durant, au Liban. Ce beau pays où je suis née et où j’ai grandi avant de trouver refuge à Montréal. Le téléphone en main, livide, je compose en série et fébrilement les numéros de chaque membre de ma famille, mais rien. Rien que ce silence radio qui vous habite et vous fait basculer, hagarde, entre la syncope et ce chouia de résistance qu’il vous reste pour surmonter votre inquiétude. Encore de longues minutes d’attente et d’effroi où je suis terrassée, comme tous les Libanais d’ailleurs, par cette douleur béante patriotique avant de m’assurer des miens. Ces horribles minutes où l’on craint le pire et l’on veut seulement savoir qu’ils demeurent vivants, dans ce pays où l’on ne vit pas, depuis si longtemps, mais simplement survit.

Ce qui est arrivé le 4 août 2020 au Liban est trop pénible. Comme si une pandémie qui accable et terrorise la planète ne suffisait pas à ce pauvre pays, en faillite, meurtri par des conflits sériels, écrémé par ses gouverneurs, otage d’un gouvernement composé de politiciens liges à des partis et une milice, tous pourris et corrompus, refusant de démissionner malgré leur échec et tenant tête à travers oppression et violence à une insurrection populaire commencée le 17 octobre 2019.

Oui, une caste non démissionnaire qui a seulement démissionné des valeurs humaines, brimant le citoyen, le privant de tous ses droits élémentaires.

L’explosion du 4 août de cet horrible hangar portuaire soupçonneusement chargé de 2700 tonnes de nitrate d’ammonium est un crime humanitaire. Il l’est comme si on frappait encore au fouet le corps, déjà bien agonisant, de quelqu’un qui rend l’âme.

C’est aussi cruel, aussi insensé, aussi horrible.

Combien d’épreuves les Libanais doivent-ils subir encore ? Et pourquoi toutes ces épreuves à prouver la résilience d’un peuple mille fois martyr ?

Je suis au plus profond des dégoûts, accablée par une tristesse gigantesque. Le décompte des victimes ne finit pas, alors que plusieurs luttent encore pour leur vie et qu’une population beyrouthine panse ses plaies psychologiques aussi.

Les membres de ma famille sont déjà tous déplacés, ayant perdu leurs résidences dans de grands dommages matériels. Mais cela ne compte plus pour nous, Libanais, laissés à nous-mêmes depuis longtemps. C’est juste une bénédiction de les savoir vivants comparativement à la détresse des autres.

Beyrouth a tristement revêtu son visage spectral, sous son ciel bleu et son soleil ardent, sa silhouette est déchiquetée en lambeaux.

Mon pays de miel regagne dans cette terreur cet exécrable goût de fiel.

Entre l’horreur des armes et la douleur des larmes, je veux, comme chaque fois, demeurer encore emplie d’espoir et me convaincre que les victimes du 4 août 2020 seront les toutes dernières aux tréteaux des sacrifices.

Oui, que Beyrouth renaîtra de plus belle, rien que pour faire honneur à leur mémoire.

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