Dans de nombreuses régions du globe, le français est un trait d’union et une arme de résistance. Une langue d’avenir. Ce récit du journaliste français Frédéric Pennel nous entraîne à la découverte de la Francophonie et de ses habitants.

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS FRANÇOIS BOURIN

Frédéric Pennel

En découvrant cette province canadienne, les visiteurs sont souvent frappés par l’esprit d’ouverture, l’accueil et le pacifisme qui caractérisent ses habitants. Des âmes bien peu belliqueuses.

Mais alors, comment la question linguistique s’est-elle chargée de tant d’électricité au Québec ? C’est que ce conflit est profond et ancien. Il est un vestige du long face-à-face opposant Anglais et Français, du XIIe au XIXe siècle. De la reine Aliénor d’Aquitaine à la crise de Fachoda (1898), ces deux États ont été les meilleurs ennemis du monde. Aujourd’hui, ils sont tous deux solidement arrimés l’un à l’autre. Leur alliance s’est nouée dans le sang commun versé au cours des deux conflits mondiaux.

Tout historique qu’il soit, ce long antagonisme a gardé une forme de survivance dans la Belle Province. Au musée de la civilisation du Québec, une maquette retrace la prise de la ville par les Anglais en 1759, lors de la bataille des plaines d’Abraham. Il est surprenant d’entendre encore, deux cent cinquante ans plus tard, des parents québécois expliquer à leurs enfants : « Nous avons perdu la bataille. » Nous ? Les Québécois ont une identité qui plonge ses racines dans la défaite qui précède la conquête anglaise. L’acte de résistance ne consistera pas à prendre les armes, mais à demeurer soi-même. Et cela passe d’abord par garder sa langue vivante. Car que reste-t-il de son identité lorsqu’on a perdu sa langue ? Le folklore. Aujourd’hui, francophones et anglophones ont évidemment eu le temps de s’apprivoiser. Pourtant, la langue demeure une vraie pierre d’achoppement au Canada.

Si les Québécois éprouvent une sensibilité particulière quant à leur langue, c’est qu’ils ont de quoi être fiers de pouvoir encore la parler.

En toute logique, le français aurait dû disparaître. La présence française au Canada au XXIe siècle relève d’un double miracle. Le premier résulte de l’établissement d’une colonie française sur place. Le second découle de la capacité des Franco-Canadiens à pérenniser leur identité après la colonisation britannique, actée en 1763.

La victoire du soft power américain

Céline Dion, toute jeune, chante en 1984 pour célébrer le 450e anniversaire de la découverte du Canada par Jacques Cartier. Puis, elle suit des cours intensifs en anglais chez Berlitz et ajoute cette langue à sa palette vocale. Elle est retenue en 1993 pour chanter lors de la cérémonie d’investiture de Bill Clinton, nouveau président américain. Elle a beau déclarer avoir « le français dans [ses] veines », elle sait que sa carrière ne peut rester francophone si elle souhaite percer sur le marché américain et devenir une star mondiale. Loin de vivre en autarcie, le Québec interagit alors avec le reste du continent. Cela passe par une grande maîtrise de l’anglais par sa population contre lequel elle tente parallèlement, nous l’aurons compris, de résister. Certains jugeront cette situation schizophrénique. En réalité, c’est un signe de bon équilibre : si la province parle français, elle assume aussi pleinement son américanité.

Les Français qui débarquent à l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau de Montréal imaginent arriver dans un morceau de France en Amérique. Sur place, ils réviseront probablement leur jugement. Loin d’un village gaulois, c’est plutôt l’Amérique en français. Un continent américain que les Franco-Canadiens ont contribué à bâtir. Eux aussi l’ont peuplé et façonné. Des millions d’entre eux ont émigré aux États-Unis. Ils sont les premiers à avoir contracté le virus de l’exploration et le goût pour les grands espaces. Les lieux-dits d’origine française aux États-Unis sont très nombreux. Si certains sont évidents (l’État du Maine, la ville Saint-Louis, le « Lac qui parle » dans l’est du Minnesota, la rivière Deschutes dans l’Oregon, etc.), d’autres sont camouflés par la traduction qu’en ont faite les Anglais après coup (les monts Ozark au lieu de « Aux Arcs »). De même, ce sont les Franco-Canadiens qui ont noué les premiers contacts avec les tribus indiennes. Les Black Foots étaient à l’origine… des Pieds-Noirs !

Le sondeur Jean-Marc Léger, qui a publié Le Code Québec, l’ADN expliqué de ce peuple singulier, résume cet état d’esprit : « Les Québécois, pour la majorité, sont issus de la culture française, vivent dans une société anglaise et ont un mode de vie américain. On a la créativité française, la rigueur britannique, et l’optimisme américain. » Ce sont des Américains qui parlent français et le phénomène s’accélère : « Si les baby-boomers s’identifient encore majoritairement à la culture française, les milléniaux s’identifient majoritairement à la culture américaine », constate-t-il.

Évidemment, les Québécois se singularisent des autres Canadiens dans toute une série de sujets. Par leur sensibilité à l’assimilation et la laïcité, par l’importance qu’ils accordent au rôle de l’État dans l’économie ou par l’attention qu’ils portent à « l’exception culturelle », ils gardent une touche singulière. Une « French touch », diront certains. Seulement, au fur et à mesure qu’ils se connectent à la langue anglaise et à la culture qu’elle diffuse, ils glissent dans sa sphère culturelle.

Par leurs choix de consommation pour se divertir, les jeunes Québécois sont pleinement raccordés au reste du Canada et surtout aux États-Unis. Cinéma, séries, musique : le divertissement ne s’exprime plus guère en français. Les chaînes de télévision américaines ringardisent bien souvent, aux yeux des jeunes, les programmes québécois. D’aucuns y verront une forme de colonisation des esprits.

L’aspiration de la jeunesse québécoise par la culture américaine n’est pas sans tourmenter une partie de leurs aînés, issus de l’ancienne garde militante. Auparavant, le combat en faveur de sa langue s’apparentait plus ou moins à une lutte des classes face aux capitalistes anglais. La jeune génération perçoit davantage cela comme un combat identitaire : le souverainisme a tendance à glisser de la gauche vers la droite. Mais, si l’on se sent soi-même Américain, si le plaisir et la « coolitude » s’expriment en anglais, pourquoi se battre pour le français ? C’est là toute la force de frappe du soft power : telle est la plus insidieuse victoire des anglophones.

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS FRANÇOIS BOURIN

Guerre des langues : Le français n’a pas dit son dernier mot, Frédéric Pennel Éditions François Bourrin 2019, 292 pages.

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