Juste avant Noël, le gouvernement du Canada m’a confirmé par lettre que je cessais d’être un employé de l’État.
Quelques semaines plus tôt, j’avais renoncé – à 50 ans – à un emploi à vie, un salaire de 120 000 $, un mois de congé payé et des régimes d’assurances et de pension parmi les meilleurs au pays. Je choisissais de tenter ma chance comme consultant indépendant en finances publiques dans les pays en développement. Est-ce que j’étais tombé sur la tête ?

J’ai lu la lettre, puis l’ai déposée sur la table pour songer à ce qui m’avait poussé à quitter mon emploi. Simple : j’étais devenu malheureux. Et cela crevait les yeux depuis déjà trop longtemps.

Pourtant, en presque 18 ans de service à Ottawa, j’avais connu des moments forts. J’avais conseillé de brillants ministres et hauts fonctionnaires, voyagé, appris à mieux connaître mon pays et ses gens, perfectionné mon anglais… La liste est longue de ce que mes fonctions m’ont apporté. Je serai toujours reconnaissant envers cette noble institution qu’est l’État canadien.

Jusqu’à l’aube de la quarantaine, ma carrière pointait vers le haut. Puis, différentes circonstances m’ont amené à occuper des postes où, pour faire court, je ne me sentais plus à ma place. Petit à petit, ma confiance en moi s’effritait et une lassitude s’installait. Je me voyais sous-exploité et mes forces étaient mal alignées avec mes tâches. J’ai fait le pari qu’au sein du plus grand employeur du pays, il devait bien y avoir un poste dans lequel je serais plus efficace et utile, donc plus heureux.

Je me suis mis à participer à de multiples concours pour tenter de trouver un travail mieux aligné avec mon profil, mais sans véritable succès. Je tournais en rond.

Quand tu te lèves le matin avec le moral dans les talons et que tu ne vis que pour les congés, quelque chose ne va pas. Le pire était de ne pas voir quand la situation allait s’améliorer, malgré mes efforts. Je réalisais aussi à quel point beaucoup de mes collègues étaient dans une situation comparable. J’aurais souhaité alors être appuyé par un service de placement à l’interne, dont le mandat aurait été de mettre en contact le chercheur de défis avec le chercheur de talents, pour tendre vers ce que les économistes appellent « l’optimum de Pareto » : une allocation des ressources où aucune meilleure alternative n’existe pour les deux partis. Hélas, un tel « optimisateur de talents » n’existe pas au sein de l’État. De plus, les gestionnaires ne sont pas incités à appuyer un employé qui, dans un réel effort d’optimisation, voudrait changer d’équipe (de ministère, etc.).

Effet pernicieux

La sécurité d’emploi et les excellentes conditions de travail du fédéral ont un effet pernicieux. Elles incitent les employés à demeurer dans des postes qui ne leur conviennent pas. À l’interne, on appelle ça avoir les « menottes dorées ». L’employé reste alors dans un mariage de raison, où souvent il finit par se sentir démotivé et malheureux à exécuter des tâches qui ne l’amènent pas à exploiter son plein potentiel (comme si on laissait un Gretzky sur un terrain de tennis, ou un Shapovalov sur une patinoire). Le gestionnaire n’est pas plus incité à mettre un terme à une union sous-optimale, dans la mesure où il dispose de l’argent pour payer son employé, que le statu quo lui évite un conflit à gérer et que les tâches demandées à son équipe sont malgré tout exécutées. Dans les faits, tout le monde est perdant avec un tel contrat qui ne répond plus aux besoins d’aujourd’hui. Protéger les fonctionnaires contre des abus politiques était – et reste – pertinent, mais les temps ont changé.

Dans mon cas, je me voyais lentement glisser vers ce groupe d’employés sous-exploités et insatisfaits, et ce bien malgré moi. J’étais horrifié. J’ai alors demandé un congé sans solde et suis allé dans le privé. Pendant trois ans, j’y ai vécu une expérience extraordinaire comme consultant à l’international, puis directeur de projets et directeur principal. De retour au gouvernement, j’ai été rapidement confronté aux mêmes problèmes qu’avant. Je suis reparti, cette fois pour de bon.

À mes ex-collègues fonctionnaires qui seraient chroniquement malheureux au travail, je veux rappeler que le salaire et la sécurité d’emploi sont certes importants, mais que le bonheur (au travail comme ailleurs) n’a pas de prix. De même, attendre la retraite salvatrice peut s’avérer un piège : la maladie, la dépression, ou que sais-je, s’invite parfois au moment où on se croit enfin libéré de nos menottes dorées.

Résumons : l’employé a sa part de responsabilité, mais c’est à l’État que revient le devoir d’optimiser l’allocation de ses ressources humaines.

De plus, l’effort d’optimisation doit inclure une modernisation du processus de dotation à l’interne. C’est un secret de Polichinelle : beaucoup de concours sont « organisés », c’est-à-dire qu’ils sont écrits pour un candidat spécifique. Tolérer pareil processus hypocrite coûte cher, mine la confiance des employés envers le système et génère frustration et cynisme. Enfin, l’optimisation doit aussi passer par une culture organisationnelle qui encourage la prise de risque plutôt que de l’inhiber.

Dans un monde où tout change à la vitesse grand V, les Canadiens ont besoin d’un État souple pour accompagner leur développement. Sans mesures concrètes pour optimiser l’allocation de ses effectifs, la fonction publique du Canada peinera à évoluer au rythme exigé par la société qu’elle doit servir. Elle doit prendre le risque du changement et de la transparence, et ce, avec le concours des syndicats, dont les membres ont beaucoup à gagner dans l’exercice.

Quant à moi, je reviens du Burkina Faso pour mon tout premier contrat de consultant indépendant. Satisfaits de mon travail, mes clients viennent de m’offrir un deuxième mandat. Je suis redevenu heureux ! Dommage qu’il ait fallu que je quitte la fonction publique pour en arriver là : nous avions tant investi l’un dans l’autre. Mais le bonheur n’a pas de prix.

* L’auteur est économiste et consultant international en finances publiques.

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