Cette anthologie, compilée par Normand Baillargeon et Chantal Santerre, réunit 18 textes qui présentent les principaux aspects de la vision de l’éducation développée par Bertrand Russell. Dans cet extrait, le grand intellectuel britannique plaide pour la collaboration entre les êtres humains.

Si les grandes puissances conviennent que la guerre ne peut plus être un instrument de la politique des États, une des choses qui devront changer, c’est l’éducation.

Dans la plupart des pays, l’éducation est entre les mains des États nationaux et tend, pour cette raison, à inculquer une vision du monde qui est à l’avantage de ces États.

On ne concevait pas, jusqu’ici, que les intérêts d’un État puissent coïncider avec ceux d’un autre État. Il est vrai que par le passé ce n’était pas toujours, ni même généralement, le cas. C’est le développement de la technologie moderne, et plus particulièrement des armes nucléaires, qui rend aujourd’hui les conflits armés entre les États futiles et qui fait en sorte que les différents pays ont désormais des intérêts communs comme jamais auparavant. Il s’ensuit qu’aucun pays n’a intérêt à clamer sa supériorité sur les autres ou encore à amener ses garçons et ses filles à penser qu’ils seraient invincibles dans l’éventualité d’une guerre. Il s’ensuit aussi que ce serait une bien mauvaise idée que de présenter la gloire militaire comme la chose devant être admirée entre toutes.

C’est tout particulièrement dans l’enseignement de l’histoire que les choses doivent changer, et cela, pas seulement dans les petites classes, mais jusqu’aux échelons les plus élevés de l’enseignement.

Hegel, qui proclamait avoir étudié toute l’histoire de l’humanité, désigna trois personnes comme ayant la plus grande valeur. Ce sont Alexandre le Grand, César et Napoléon. Ses successeurs à l’université, dans son pays, étaient plus nationalistes et préférèrent des héros allemands, tandis que les petits Français apprenaient que l’héroïsme est français et les petits Anglais qu’il est anglais.

Il faut mettre un terme à tout cela. Il y a bien longtemps, mais sans espoir que cette proposition serait retenue, j’ai suggéré que l’histoire d’un pays devrait être enseignée dans des manuels écrits par des étrangers. De tels ouvrages, sans doute, seraient biaisés, mais ils rencontreraient des biais contraires chez les élèves, de sorte que le résultat final pourrait bien être à peu près équitable.

Il n’y a pas que l’histoire qui doive être enseignée différemment. Toutes les matières — à part peut-être l’arithmétique — devraient être enseignées comme marquant des étapes dans la progression de l’humanité, surmontant des obstacles auxquels les humains ont été confrontés et ceux qu’ils affrontent aujourd’hui encore. Certes, en ne mettant plus l’accent sur les guerres, l’enseignement pourrait devenir moins emballant ; mais ce danger pourra être entièrement évité en mettant l’accent sur d’autres contextes que la guerre dans lesquels on trouve aussi des difficultés et des dangers.

On pourra distinguer trois sphères dans lesquelles se jouent les combats de l’être humain devant le conduire à la sagesse : celle des combats avec la nature, celle des combats des humains entre eux, et celle des combats de chacun avec lui-même.

Chacune a son histoire et son importance.

Les combats avec la nature commencent avec le problème de se procurer de la nourriture et ils conduisent, petit à petit, à la connaissance scientifique des processus naturels et à la technologie qui permet d’utiliser diverses sources d’énergie. C’est dans cette sphère que les plus grandes victoires de l’humanité ont jusqu’ici été gagnées et il est vraisemblable que des victoires encore plus grandes seront remportées dans un futur proche. L’histoire de la maîtrise sans cesse croissante de la nature par les êtres humains est en elle-même exaltante et elle est ainsi perçue par les jeunes gens — sauf si on la leur a apprise à l’école. Elle pourrait cependant être tout aussi exaltante dans les écoles si les enseignants étaient correctement préparés et si les méthodes prescrites étaient les bonnes.

L’attrait de l’aventure a jusqu’ici servi à inciter à faire la guerre ; mais il pourrait amplement trouver de quoi s’assouvir dans la sphère de la connaissance de la nature.

En montrant des films les racontant, les explorations menées en Amérique, en Afrique, aux pôles, dans les Himalaya deviendraient vivantes. Les voyages dans l’espace de demain, qui font pour le moment l’objet de vaines spéculations sans fondement, pourraient être abordés plus sobrement sans rien perdre de leur intérêt et pourraient montrer aux jeunes gens même les plus aventureux qu’un monde sans guerre peut tout à fait être un monde d’aventure, de gloire et de périls. Ce type de combat ne connaît pas de limite. Chaque victoire n’est que le prélude à la prochaine et aucune limite ne peut raisonnablement être assignée à nos espérances.

Le deuxième type de combat, celui des êtres humains entre eux, peut prendre la forme de conflits armés entre des groupes et c’est celle dont il a tout spécialement été question dans cet ouvrage. Quiconque raisonne conviendra que cela doit cesser afin que se poursuive le progrès de l’humanité. Je n’affirme pas, comme un pacifiste absolu pourrait le soutenir, que dans le passé des combats entre différents groupes n’ont jamais eu leur utilité. Je ne pense pas que ce soit le cas. On a vu maintes fois des barbares descendre des montagnes et causer de grands dommages aux villes civilisées des généreuses plaines, avant que les forces de la civilisation ne parviennent à mettre un terme à leurs élans destructeurs. Mais l’extension de la place occupée par les gens civilisés et les pouvoirs accrus que leur procurent les armes modernes rendent désormais hautement improbable un cataclysme comme la destruction de l’Empire romain par les barbares. La menace, ce ne sont plus les barbares, bien au contraire : ce sont ceux qui sont aux premiers rangs de la civilisation.

Un des buts de l’éducation devrait être de rendre sensibles aux jeunes gens à la fois les avantages d’une manière civilisée de vivre et les inutiles dangers que nous lui faisons courir en maintenant vivants des idéaux de compétition désormais archaïques.

Chez la grande majorité des êtres humains il y a, en plus de ces conflits avec autrui, un conflit interne entre différentes pulsions et différents désirs qui ne sont pas mutuellement compatibles. Les divers systèmes de moralité ambitionnent de gérer ces conflits et, dans une certaine mesure, ils y parviennent. Mais je pense que les nouvelles conditions dans lesquelles la vie humaine se déroule rendront parfois nécessaires des changements à nos perspectives morales. Un de ces changements est particulièrement nécessaire à l’heure actuelle : chacun de nous devrait apprendre à considérer les autres groupes humains comme des possibles collaborateurs, plutôt que comme de probables compétiteurs. Mais c’est là une autre et bien vaste question et en allant plus loin on s’éloignerait de notre sujet principal.

Ce dont le monde a par-dessus tout besoin, en éducation comme dans les autres domaines de la vie humaine, c’est de remplacer la peur par l’espoir et de comprendre à quel point la vie pourrait être belle si la grande famille humaine se donnait la chance, par la coopération, de réaliser ce qu’il y a de meilleur en elle.

PHOTO FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

Écrits sur l’éducation, Bertrand Russell, Écosociété, 304 pages

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