Les débats stériles. Les trolls. La désinformation. Les fausses nouvelles. La propagande. Les insultes. L’intimidation. Les discours haineux. La violence. Ces fléaux sont partout, idéologiquement et politiquement, et sont amplifiés par les réseaux sociaux.

Que faire pour rétablir un plus grand sentiment d’unité au sein de nos sociétés ? Et qui devrait s’en occuper ?

Visiblement, certains discours ces jours-ci minent le tissu social. Et s’il devenait nécessaire, pour les contrer, de proposer de nouvelles balises à la liberté d’expression, à qui accepteriez-vous de confier cette responsabilité ?

Pour les fins de la discussion, voici un choix : Mark Zuckerberg, qui sert d’abord, à travers Facebook, des intérêts privés. Ou l’État, dont la fonction relève du service public.

Personnellement, j’opterais sans aucun doute pour l’État. La protection de mes droits et libertés fondamentales relève largement des pouvoirs publics, après tout.

Mais voilà que dans les faits, c’est Facebook qui s’aventure à dresser de façon importante les contours de la liberté d’expression. Enjeu auquel notre gouvernement, au Québec, devrait participer.

Le 2 mai, Alex Jones, Milo Yiannopoulos, Laura Loomer, Louis Farrakhan, Paul Nehlen et Paul Joseph Watson, ainsi que l’organisation Infowars, fondée par Alex Jones, ont été bannis de façon permanente par Facebook et sa filiale Instagram. Leurs comptes, supprimés.

Ces personnalités et cette organisation sont connues pour leur promotion de discours jugés extrémistes, violents, antisémites, racistes ou complotistes, selon le cas. « Nous avons toujours interdit les individus ou organisations qui promeuvent ou se livrent à la violence et la haine, quelle que soit l’idéologie », a indiqué l’entreprise.

À certains égards, la décision de Facebook peut sembler honorable. Mais la question est plus complexe compte tenu de son impact sur la liberté d’expression dans la sphère civile.

Au Québec, la liberté d’expression, garantie tant par la Charte canadienne des droits et libertés que par la Charte des droits et libertés de la personne, bénéficie d’une protection très large. La liberté d’expression s’étend-elle jusqu’à laisser place aux discours haineux ?

La loi condamne les discours qui incitent à la haine ou fomentent la haine contre des groupes identifiables, soient les groupes qui se différencient, notamment par leur couleur, leur origine, leur sexe ou leur orientation sexuelle, uniquement si ces discours constituent une infraction au sens du Code criminel.

Cela veut dire que la loi, sur ce sujet, ne sanctionne que les discours constituant des crimes. Ces discours sont ceux dont on peut prouver hors de tout doute raisonnable une intention d’inciter à la haine ou de la fomenter, ou à tout le moins un aveuglement volontaire en regard de la haine que le discours peut susciter. Le fardeau de la preuve est élevé.

Cela permet de préserver la liberté de chaque individu d’exprimer toute opinion, même impopulaire ou déplaisante, sans crainte de sanction criminelle. Condition essentielle d’une société libre et démocratique. Or, les lois fédérales et provinciales ne prévoient pas de sanctions civiles lorsque des discours sont prononcés contre des groupes identifiables sans toutefois correspondre à des discours haineux au sens du Code criminel.

Ce sont plutôt les individus et organisations qui déterminent eux-mêmes quels discours sont acceptables. À titre d’exemple, on imagine facilement une entreprise privée sanctionner un employé qui tiendrait des propos misogynes. À l’ère du numérique, où on assiste à une multiplication des voix, la chose devient plus complexe.

Le 20 février, TVA Nouvelles a dû retirer sa publication concernant l’incendie ayant tué sept enfants à Halifax, en raison de nombreux commentaires « haineux et inacceptables » écrits sous cette publication. Tant de violence que l’entreprise a perdu le contrôle de la situation.

Cela sans compter le nombre d’individus usant d’une influence énorme sur le web pour diffuser des idées affolantes. Jordan Peterson et la misogynie. Renaud Camus et la supériorité des Blancs.

On ne peut compter seulement sur les Facebook et Twitter de ce monde pour contrer ces fléaux.

Ces entreprises font bien, comme toute entreprise privée, de régir les discours sur leurs plateformes. Cela relève de leur responsabilité. Seulement, des réseaux sociaux comme Facebook ne sont plus simplement des jeux de réseautage pour campus. Ces réseaux, de par leur magnitude, influencent significativement notre vie, et plus particulièrement notre vie citoyenne et politique. Il y a quelques semaines, François Legault a formulé une adresse à la nation directement sur Facebook.

La liberté de se prononcer sur Facebook a donc une incidence directe sur la liberté de participer à la vie démocratique d’une société.

En bannissant unilatéralement des individus et organisations de ses plateformes aux motifs qu’ils promeuvent la haine ou sont dangereux, Facebook se trouve à elle seule à baliser la liberté d’expression dans un forum qui, à plusieurs égards, est d’utilité publique.

L’entreprise est pourtant d’abord guidée par des intérêts privés, en plus d’avoir à plusieurs reprises mis en péril la vie privée de ses utilisateurs, en plus d’avoir permis de la propagande sur ses plateformes en contexte d’élections. À l’inverse, nos systèmes publics, bien qu’imparfaits, sont plus représentatifs de la volonté collective. Nos élus sont représentatifs de nos choix et leurs décisions s’inscrivent en cohérence avec nos garanties constitutionnelles. L’État devrait participer à dresser les contours de la liberté d’expression à l’ère du numérique.

Faire confiance à Facebook, sans demander que l’État intervienne pour régir les discours en ligne, c’est similaire à faire confiance aux institutions bancaires sans demander que l’État réglemente le système bancaire.

À l’ère des changements du numérique, l’État doit garder son rôle de tout temps : garantir nos droits et libertés.

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