Cette année, les trois récipiendaires du prix Nobel d’économie, Esther Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kreme, n’ont pas été récompensés pour avoir élaboré une grande théorie, mais plutôt pour avoir compté là où on ne comptait pas.

Michael Kreme, par exemple, a analysé l’aide internationale au Kenya, un pays d’Afrique de l’Est, afin d’optimiser l’allocation des ressources de lutte contre la pauvreté extrême. Alors que plusieurs écoles avaient été construites, il fallait décider si les fonds restants serviraient à offrir des livres ou des repas aux élèves. L’analyse des données a démontré que l’investissement à plus haut rendement était, et de loin, l’achat de médicaments de déparasitage, les vers gâchant la vie des enfants.

Distribués à grande échelle, les médicaments ont permis de réduire le taux d’absentéisme d’un quart, mais aussi d’augmenter de façon significative la persévérance scolaire, en particulier chez les écolières et, en fin de compte, d’augmenter le niveau de vie de toute une génération. Les prix Nobel sont décernés aux chercheurs qui ont un impact significatif dans leur discipline. Ces trois économistes ont en plus eu un impact tangible sur la vie de millions d’individus.

Étrangement, compter ne fait pas consensus. À l’extrême gauche comme à l’extrême droite, on craint que les chiffres affaiblissent les idéologies qu’on appuie.

L’essayiste Naomi Klein, égérie altermondialiste, n’a-t-elle pas écrit qu’en matière de changements climatiques, il fallait arrêter de suivre une logique de « compteur de haricots » ? Le Fonds vert du Québec, qui semble-t-il a été géré « au feeling » plutôt qu’avec un esprit scientifique, prouve l’absurdité de cette position.

Et à l’autre extrême, n’est-ce pas Stephen Harper qui a carrément éliminé le recensement national ? Comme si la démocratie canadienne serait mieux servie si on devait naviguer dans le brouillard…

Compter met en lumière les faits. Et les faits, si on suit leur progression dans le temps, permettent de comprendre l’impact positif et négatif de nos décisions, puis à prioriser subséquemment nos actions.

Oui, il arrive que les données soient mal interprétées ou n’offrent qu’un regard partiel sur une réalité plus complexe. Mais qui serait assez fou pour demander à son médecin de ne pas utiliser de thermomètre, la température du corps n’étant pas à elle seule représentative de notre état de santé ?

Compter devrait donc être une obsession collective. Mais voilà, malgré les avancées spectaculaires des technologies, trouver des réponses aux questions les plus simples s’avère souvent quasi impossible. La mauvaise qualité des données, leur agrégation douteuse ou encore le manque de transparence se révèlent des murs infranchissables pour ceux qui cherchent les faits.

À Montréal, par exemple, on ne sait pas exactement combien de chantiers sont en fonctionnement. On connaît les projets monstres comme l’échangeur Turcot, et la Commission de la construction du Québec publie une liste mensuelle des chantiers de 5 millions de dollars et plus. Mais sont exclus d’office les centaines de petits chantiers qui, pourtant, ont un potentiel de nuisance tout aussi important, l’impact sur le flot de circulation n’étant pas fonction du coût du chantier, mais plutôt du nombre de voies de circulation entravées.

Sans ces données pourtant élémentaires, il n’est pas étonnant qu’il soit simplement impossible de coordonner les travaux !

Lorsque vient le temps de compter, l’absurdité de la situation vient du fait qu’un petit nombre de grandes entreprises privées, principalement étrangères, sont capables de mesurer avec une précision hallucinante des réalités complexes.

Google, par exemple, connaît, en temps réel, le nombre de déplacements dans une ville par type de moyen de transport (et bien plus). Au contraire, le grand public et nos décideurs doivent attendre le sondage origine-destination réalisé tous les cinq ans pour recevoir une information moins précise et souvent périmée.

Agir sur trois fronts contre un décalage inacceptable

Ce décalage est inacceptable et toxique pour nos démocraties, l’accès aux données étant un prérequis à la planification des actions puis à l’imputabilité des décideurs. Aussi devrions-nous agir sur trois fronts.

Le premier serait de rassembler l’information pertinente à l’échelle du Grand Montréal dans un tableau de bord mis à jour en continu. Seattle, par exemple, met à la disposition de quiconque un « performance hub » qui rassemble et fait état des progrès dans tous les sujets d’intérêt public, allant du logement social à l’emploi, de l’immigration au 911. Une sorte de tableau de bord comme en produit la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, mais sous une forme dynamique et holistique plutôt qu’un PDF statique.

Le second front serait un financement nettement meilleur des groupes de réflexion d’ici et d’autres outils de démocratisation de la connaissance. Par exemple, il n’est pas normal qu’une publication comme L’état du Québec, produite annuellement par l’Institut du Nouveau Monde, soit chaque année à bout de financement. Ceux qui veulent mettre en lumière les réalités quantifiables et précises de la société devraient au contraire être encouragés à aller plus loin, plus vite.

Finalement, et c’est là un front pour l’ensemble du pays, il n’est tout simplement pas sain qu’on autorise des entreprises privées à collecter des données individuelles sans rendre disponible une partie du savoir ainsi acquis. Un modèle qui cherche un meilleur équilibre entre l’innovation privée et le bien collectif doit impérativement être mis de l’avant aux conditions déterminées par les gouvernements.

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