Lors d’une de mes récentes cliniques en milieu hospitalier, je rencontre un homme dans la cinquantaine vivant dans un HLM mal isolé en cet hiver précoce.

Assis de l’autre côté du bureau de consultation, l’homme qui cherche ses mots pour me dire sa détresse est inquiet, car il a perdu 30 kilos. Il craint le pire : il a consulté aux urgences deux jours auparavant, a vu une infirmière, un urgentologue, a eu des bilans sanguins et des scanners, avant de m’être adressé pour éliminer une néoplasie — un cancer.

Mais ce patient qui se dit chanceux d’avoir un toit sur la tête n’a pas de cancer. Il souffre de malnutrition sévère, car il vit de revenus ne lui permettant pas de se nourrir adéquatement. Isolé socialement, il n’a plus accès aux services de soutien qu’offrait auparavant son CLSC.

Cette situation — malheureusement fréquente dans ma pratique — met en relief les incongruités de notre système actuel. Les coupes de gouvernements successifs — du « virage ambulatoire » du Parti québécois de Lucien Bouchard aux politiques d’austérité des libéraux de Jean Charest et de Philippe Couillard — ont saccagé la première ligne. 

Les personnes les plus marginalisées se retrouvent dans les salles d’urgences ou dans des bureaux de médecins pour des problématiques sociales engendrées par des politiques néfastes.

Alors que les détails de l’entente de principe intervenue entre la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) et le gouvernement ne sont pas encore connus, rappelons ce qui l’est déjà : renverser les augmentations faramineuses octroyées aux médecins dans les dernières années permettrait de créer des dizaines de milliers de postes d’infirmières, de préposés aux bénéficiaires et autres intervenants essentiels. Cependant, au-delà de l’argument purement arithmétique, il faut élargir ce débat à des questions de fond.

En effet, si des sommes importantes sont récupérées des enveloppes salariales des médecins spécialistes, elles devraient non seulement être réinjectées entièrement dans le système de santé et services sociaux, mais aussi utilisées de manière équitable. Bien que le premier ministre François Legault ait affirmé que « les surplus appartiennent aux Québécois […], ils n’appartiennent pas aux syndicats », rappelons que ces derniers représentent les dizaines de milliers de travailleurs du secteur de la santé, qui ont vu leurs salaires stagner ces dernières années. À l’aube des négociations avec le secteur public, il serait important de rappeler que la question d’accès va plus loin que juste voir un médecin. L’augmentation du nombre d’infirmières praticiennes spécialisées (IPS) est certainement une avenue positive, mais l’implication des médecins dans leur « supervision » est contre-productive. Il faut aller au-delà et élargir les actes pouvant être posés par d’autres professionnels.

Si la création d’un « institut de la pertinence » semble en théorie une idée intéressante si celui-ci implique une réelle démarche interdisciplinaire axée sur la santé publique, il faut beaucoup plus pour améliorer l’accès à des soins de qualité. 

En effet, tant que le système demeure aussi fractionné, il est impossible d’assurer des trajectoires de soin cohésives, de la première ligne aux soins hospitaliers surspécialisés.

Tant que les coupes massives — soins et soutien à domicile, santé mentale, petite enfance, physio et ergothérapie, travail social, etc. — ne sont pas renversées et les services bonifiés, les urgences demeureront engorgées de personnes n’ayant d’autre endroit où aller. Tant que les soins de réadaptation et de longue durée ne seront pas optimisés, les lits des hôpitaux resteront congestionnés — et la spirale infernale ne fera que s’accentuer. Tant que les médecins resteront rémunérés à l’acte, le recours au « surdiagnostic » demeurera un problème. Tant que les programmes sociaux ne seront pas priorisés, la santé de la population continuera à se détériorer, et ce, particulièrement pour les personnes les plus marginalisées : les communautés autochtones, les populations vivant en régions éloignées ou dans des « déserts médicaux », les personnes sans abri, celles vivant dans la pauvreté ou en situation de handicap, les migrants sans statut, les aînés, les prisonniers, etc.

Plusieurs recommandations déjà étudiées permettraient d’aller vers une vision plus globale, plus juste et plus équitable en santé : adopter le salariat ou un système mixte pour la rémunération des médecins, assujettir les GMF aux CLSC, miser sur la prévention, la promotion de la santé et l’implication des communautés directement visées.

À la fin de la visite avec mon patient, alors que je le rassure qu’il n’a pas de cancer, je ressens un mélange de tristesse et de colère. Ce ne sont pas des cellules cancéreuses mais bien le système auquel j’appartiens qui nuisent à sa santé. Je pourrais facturer une consultation à l’État, ce que je ne ferai pas, par acquit de conscience. Médicalement, je ne peux concrètement rien faire pour lui. Mais humainement, je peux lancer un appel à ce que nous fassions mieux.

Les médecins ont souvent été du mauvais côté de l’histoire. Rappelons seulement leur opposition à la création de l’assurance maladie dans les années 70. Ne faisons pas la même erreur cette fois-ci.

L’auteure tient à remercier Samir Shaheen-Hussain, pédiatre urgentiste et professeur adjoint à l’Université McGill, pour ses contributions au texte.

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