Les travailleurs jetables présentent une situation paradoxale. En effet, leur présence s’intensifie dans une société qui s’avoue elle-même en pénurie de main-d’œuvre. Cette précarité provient essentiellement de deux phénomènes distincts. L’un se traduit par la montée de la sous-traitance dans les entreprises et l’autre est la confusion grandissante entre le statut de salarié et celui d’entrepreneur.

Depuis quelques décennies, le contenu du droit du travail, sous la forme d’ajouts de congés sociaux et de recours diversifiés mis à la disposition des salariés, s’est constamment accru. La Charte des droits et libertés de la personne ainsi que les lois sur les normes du travail ou de la santé et de la sécurité du travail en sont les premiers témoins. S’ajoute une tendance à l’uberisation de l’économie. De ce terreau, deux phénomènes de précarisation ont surgi : la montée de la sous-traitance dans les entreprises et la multiplication des auto-entrepreneurs, spécialement dans les emplois de service.

Avec la sous-traitance, le donneur d’ouvrage peut réduire sa responsabilité en gestion de main-d’œuvre, car le sous-traitant et ses employés peuvent être largués, en fin de contrat, sans recours judiciaire.

Sous l’angle managérial, les exigences légales liées à la gestion du personnel peuvent constituer un frein à la flexibilité opérationnelle tant recherchée. Insérés dans une même entreprise, les employés d’un sous-traitant peuvent alors exécuter le même travail que les salariés du donneur d’ouvrage avec une rémunération et des avantages sociaux moindres.

En outre, la diversification des activités économiques a créé une confusion entre le statut de salarié et celui d’entrepreneur, laquelle confusion est fouettée notamment par le commerce en ligne. Sont alors apparus une foule de citoyens à petits boulots, parfois à vélo, coiffés du titre d’auto-entrepreneur. Jusque-là, « salariés » et « entrepreneurs » intervenaient dans les mêmes espaces sans trop de difficulté, qu’il s’agisse du camionneur, de l’installateur de matériel informatique résidentiel ou du taxi, tous à leur compte, dans un environnement où des salariés, voire des syndiqués, effectuaient un travail similaire. Mais les livreurs-entrepreneurs, avec un gain horaire moyen souvent en dessous du salaire minimum, ont en quelque sorte « cassé » la baraque.

Des critères

Dans l’affaire Wiebe (1986), la Cour d’appel fédérale a formulé quelques critères afin de différencier un salarié d’un entrepreneur. Ce dernier est autonome face à ses clients et ses fournisseurs, possède ses instruments de travail, assume des risques financiers et n’est pas intégré à l’entreprise du donneur d’ouvrage. A contrario, un salarié exécute son travail sous l’autorité d’une autre personne, soit l’employeur (art. 2085 du Code civil). En pratique, la différence entre les deux ne va pas toujours de soi. Par exemple, le livreur-entrepreneur ne choisit pas sa clientèle et s’intègre abondamment à l’entreprise du donneur d’ouvrage. Pourtant, il n’a droit ni aux avantages ni au recours que la loi accorde à un salarié.

Mais cette tendance à l’uberisation des emplois de service fait présentement l’objet d’une préoccupation étatique visant à la civiliser.

C’est le cas de l’État de Californie qui, le 18 septembre dernier, a ratifié une loi visant à contraindre les plateformes de services comme Uber ou Lyft à accorder le statut de salarié à leurs chauffeurs, livreurs ou agents d’entretien, ladite loi entrant en vigueur le 1er janvier 2020. Dans le même sens, en France, la Cour de cassation, en novembre 2018, a rendu un jugement affirmant qu’un livreur à vélo était un salarié et non un entrepreneur.

Finalement, offrir des conditions de travail décentes à tous les salariés québécois sous-payés ou « déguisés » en entrepreneurs n’ira pas sans refiler la facture soit aux fournisseurs, soit aux clients. À moins que la plupart de ces auto-entrepreneurs ne soient éventuellement remplacés par des robots-livreurs, contrôlés à distance, comme l’expérimente déjà Amazon dans certains espaces urbains américains. Bienvenue dans la gig economy (économie des petits boulots) qui fait exploser les modes traditionnels d’organisation du travail. Dans la gestion des entreprises, la relation commerciale transcende alors la relation salariale, ce qui favorise le recours à la sous-traitance et l’émergence des « faux » entrepreneurs.

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