Dans le chaleureux petit village de Chora, dans l'île grecque de Folégandros, au coeur de la mer Égée, on voit beaucoup d'hommes âgés qui, assis bien droits sur des chaises en paille tressée, égrènent leurs komboloïs, sorte de chapelet composé de petites billes mobiles en bois ou en pierre qu'ils font rouler entre leurs doigts. Ils ont l'air serein comme s'ils étaient un peu hors du temps.

À les voir, on pourrait croire qu'ils sont en train de réciter leurs prières. On le sait, les Grecs sont réputés pour être très croyants. Mais il n'en est rien. Le komboloï n'a rien à voir avec le chapelet des chrétiens. Pas de Notre Père qui êtes aux cieux, ici.

En fait, la réalité est plus simple. Le komboloï sert plutôt à passer le temps, à le faire glisser tout doucement entre ses doigts. Il sert à pratiquer une « activité » en voie de disparition dans nos sociétés hyperbranchées et surexcitées, celle de s'ennuyer, qui, comme le disait Cioran, est « l'art de chiquer du temps ».

À Folégandros, on le chique, le temps, à dose homéopathique, à coup de petites perles que les doigts dévorent une à une, permettant ainsi à celui qui joue avec son komboloï de rêvasser, réfléchir, méditer. « L'ennui a une fonction psychologique que l'on ignore bien souvent : il nous offre des moments de solitude qui sont autant de fenêtres sur l'introspection. Accepter l'ennui, c'est saisir la chance de se découvrir, de plonger en soi, bref, de prendre un moment pour entretenir une discussion intérieure avec soi », nous dit Fabien Loszach dans 50 questions pour expliquer le web à mon père.

LE DRÔLE DE KOMBOLOÏ DE MON PÈRE

Mon père... C'est justement à lui que me ramène cette citation. En y repensant bien, je me dis qu'il avait sa façon bien à lui de pratiquer le komboloï. Pas de petit chapelet entre ses doigts cependant.

Lorenzo, mon père, « mottonnait », c'est-à-dire qu'il passait des heures à triturer entre ses doigts une petite boule semblable à de la pâte à modeler.

Ce « motton », nom que nous lui donnions dans la tribu des Bergeron, il se le confectionnait lui-même à même les belles tranches de pain blanc déposées sur la table. Arrachant un gros morceau de mie, il le trempait ensuite dans le bouillon qui restait dans son assiette afin de mettre en branle la confection d'un nouveau motton qui, friable au tout début, finissait, à force d'être pétri, par prendre la forme que mon père voulait bien lui donner.

D'ailleurs, il lui arrivait de me façonner délicatement un petit chien à partir de cette drôle de pâte à modeler - il faut dire que mon père était mouleur de métier... Lorsque l'oeuvre d'art était terminée, je prenais soin de laisser sécher le tout sur une tablette de ma chambre à coucher avant de me mettre au lit. Le lendemain matin, alors que le petit chien s'était transformé en pierre, je pouvais l'apporter avec moi à l'école en le mettant dans la poche de mon pantalon.

Son motton, mon père le transportait partout avec lui, même sur son lieu de travail, à la fonderie Couture, où il ne se gênait pas pour le sortir de sa poche lorsqu'il était en pause. C'est d'ailleurs ce qui lui donnait au fil des jours cette patine gris foncé qui le faisait ressembler à un morceau de charbon.

Lorsque mes amis venaient à la maison et qu'ils voyaient mon père, silencieux, jouer du pouce et de l'index dans son lazy boy, ils finissaient immanquablement par me questionner sur sa drôle d'habitude. Qu'est-ce qu'il a dans ses mains, ton père ? Il mottonne, que je leur répondais sans donner plus de détails, préférant garder le mystère sur une habitude qu'il était sans doute le seul à pratiquer dans toute la ville de Chicoutimi.

Mais je ne suis pas naïf. Je sais bien, maintenant qu'il est décédé, que si mon père passait autant de temps à triturer sa boule de pain, ce n'était pas dans le but de s'adonner à la pure contemplation. Mon père, lui, contrairement aux habitants de Folégandros, était angoissé par la vie en général et tout particulièrement par ce défi de nourrir sa famille de sept enfants à l'aide de ses maigres revenus de mouleur.

L'action de mottonner devait probablement lui servir d'exutoire pour mieux faire passer ce motton qui lui tenaillait les entrailles.

En fait, ce n'est qu'après avoir cessé de travailler à cause d'une santé trop fragile et une fois que ses enfants ont tous commencé à voler de leurs propres ailes que mon père aura atteint une certaine forme de sérénité. Et comme par hasard, c'est à partir de ce moment-là qu'il a définitivement cessé de mottonner...

À mon tour maintenant de trouver cette sérénité. Pour me rendre la tâche plus facile une fois de retour à Montréal, trois komboloïs reposent déjà en paix dans le fond de mes valises...

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