C'était au milieu des années 90. J'étais arrivé très tôt au bureau avec plusieurs collaborateurs pour hâter la préparation d'une importante demande de subvention. Le dossier se présentait mal, nous étions sur les dents. Et c'est ce moment qu'un inconnu a choisi pour se présenter au secrétariat afin de me rencontrer.

Une adjointe vient m'en informer. Il n'a pas de rendez-vous. Je m'énerve et refuse de le voir. L'adjointe, qui avait échangé un moment avec lui, insiste ; elle me prie de le recevoir. Je me laisse convaincre.

Je me retrouve devant un jeune homme au regard clair, intelligent, passionné. Pendant qu'il se présente, je l'examine : il est grand, costaud, très poli. Il a l'allure un peu maladroite, mais résolue. Très résolue. Il me raconte son histoire. Plus d'une heure s'écoule et il est toujours là (moi aussi...). Il m'a conquis. Par sa franchise, sa ferveur, sa modestie, ses élans, sa candeur, son air un peu démuni, aussi. Et l'immense sympathie qui émane de sa personne.

Son histoire me bouleverse. Les deux enfants qu'il a eus avec Lynne, sa conjointe, sont décédés en bas âge d'une maladie héréditaire très rare. Il pense que d'autres parents de la région sont à risque de vivre la même tragédie.

Il voudrait se rendre utile, faire quelque chose, mais comment ?

Il est né d'une famille de bûcherons, dans un village éloigné du Bas-Saguenay. Il est lui-même travailleur manuel. Il a appris que le centre que j'ai créé travaille sur les maladies génétiques et que, avec des amis, j'ai fondé CORAMH, un organisme voué à la prévention de ces maladies. Il attend de moi des avis, des suggestions.

Nous continuons à parler, je l'interroge. Il a été fumeur et, comme son grand-père bûcheron (champion régional !), il aimait bien prendre une petite bière. Ou deux... (ça, c'est Lynne qui me l'a dit. Lynne qui, discrètement, a eu une influence déterminante sur la suite des choses). Et voilà que je lui raconte ma propre histoire dont des grands bouts, me semble-t-il, ressemblent à la sienne. Je continue de l'interroger. De ses paroles se dégagent une vérité et même une sorte de pureté assez rares. Nous nous quittons finalement. Quoi ? Une subvention ? Ah oui...

Quel plaisir, par la suite, d'observer mon nouvel ami construire son incroyable parcours ! Quelle joie de voir l'admiration, l'enthousiasme, la confiance qu'il suscite dans le public ! Et quel émerveillement de mesurer tout ce qu'il a fait à partir de si peu !

C'est un athlète de très haut rang, mais qui mêle dans ses performances autant de courage que de forces physiques. En d'autres temps, il serait devenu un olympien, c'est sûr. C'est un intense compétiteur, je peux en témoigner. Le rude sentier qui mène à la statue du Cap-Trinité sur le fjord du Saguenay est depuis 40 ans l'un de mes parcours d'entraînement. L'aller-retour à la course est féroce. J'ai eu un jour l'imprudence d'en parler avec Pierre. Il m'a demandé quel était mon meilleur chrono (49 minutes). Il n'a rien dit. Un an ou deux plus tard, il m'adressait un courriel. Un tout petit courriel, mais qui en disait long : « 43 minutes... ». Merde.

Récemment, vingt ans après notre première rencontre, le hasard nous a réunis sur la même tribune à l'Université de Sherbrooke pour recevoir chacun un doctorat honorifique. Nous n'avons pas échangé longuement, ce n'était pas nécessaire. Une longue accolade a suffi. C'était bien. Au moment de l'annonce de son diplôme, 10 000 personnes l'ont ovationné. Je contenais mal mon émotion. La vie parfois fait bien les choses.

Mais on conviendra que, dans ce cas-ci, elle avait de quoi se faire pardonner.

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