Non, tout le monde ne souffre pas de la même façon de l’inflation… Peut-être avez-vous aperçu la nouvelle, récemment, selon laquelle le revenu des dirigeants des grandes entreprises américaines a encore bondi en 2021 ?

Pour les PDG des 100 plus grandes sociétés des États-Unis, la rémunération a atteint en moyenne 20 millions de dollars américains, une hausse de 31 %. En guise de récompense pour avoir gardé le cap pendant la pandémie, semble-t-il, mais on cherche encore au nom de quoi cette augmentation astronomique serait justifiée et décente...

Vous vous en doutez, cette tendance contribue à l’explosion des inégalités à laquelle on assiste chez nos voisins du Sud. Pour le démontrer, il suffit de jeter un œil sur le ratio entre la rémunération des patrons et celle des travailleurs.

C’est encore plus choquant.

En 2020, les patrons gagnaient 238 fois plus que le salaire moyen de leurs employés. C’était déjà intolérable, et pourtant, ça n’a fait qu’augmenter. Un an plus tard, ils étaient payés 254 fois plus !

(S’il arrive parfois en journalisme qu’un point d’exclamation puisse être jugé superflu, ici il est à sa place.)

On sait aussi que ce phénomène délirant ne se limite pas aux États-Unis. À preuve, une récente controverse en Europe mettant en scène Carlos Tavares, PDG de Stellantis, constructeur automobile né de la fusion entre Peugeot-Citroën et Fiat-Chrysler. Sa rémunération s’est élevée à 66 millions d’euros en 2021, a-t-on appris, soit quelque chose comme 90 millions de dollars canadiens.

En voici un autre qui ne se laissera pas troubler par la hausse des prix du homard et du crabe des neiges…

Pour autant qu’on puisse en juger, personne au Canada n’a droit à un traitement aussi démesuré. Mais ça ne veut pas dire que le problème n’existe pas. Bien au contraire.

Le plus récent rapport du Centre canadien de politiques alternatives signale que 2020 a été au « deuxième rang des meilleures années de l’histoire pour la rémunération en dépit de la pandémie de COVID-19 » pour les 100 PDG les mieux payés de ce côté-ci de la frontière.

Leur rémunération moyenne se situe aux environs de 10,9 millions de dollars. Ça signifie qu’ils gagnent 191 fois plus que le salaire moyen d’un travailleur au Canada. Une hausse vertigineuse puisqu’en 1998, ils gagnaient 62 fois plus, selon les chiffres de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP).

Et ça continue de grimper. Le mois dernier, on a appris que la rémunération des cinq principaux dirigeants de la Banque Nationale avait atteint 36,3 millions en 2021, en hausse de 43,5 % par rapport à l’année précédente. Sur cette somme, la part du PDG sortant, Louis Vachon, s’est élevée à 10,7 millions.

Il ne s’agit pas d’une anomalie. En 2021, les PDG de la Banque Royale, de la Banque de Montréal et de la Banque TD ont empoché respectivement 16,67 millions, 14,87 millions et 13,49 millions.

La croissance s’est donc emballée un peu partout. Plus vite, plus haut, plus… indécent.

En cette Journée internationale des travailleuses et des travailleurs, il importe de le dénoncer.

L’IGOPP, qui a publié deux « prises de position » dans ce dossier crucial au cours des dernières années, déplore la situation actuelle. Et il propose une série de pistes à suivre pour s’en sortir.

L’Institut estime notamment que les conseils d’administration doivent changer leur approche lorsqu’il s’agit d’adopter des programmes de rémunération pour les dirigeants d’entreprise.

Car cette démarche, selon l’Institut, s’appuie sur « des hypothèses empiriquement douteuses, sinon carrément fausses ».

Y compris sur une « surévaluation de la relation entre le prix de l’action et les efforts individuels des dirigeants (minimisant le rôle de la chance dans la production de fortes rémunérations) ».

Il est important de préciser ici que depuis des années, ces chiffres astronomiques découlent du fait qu’une partie de la rémunération des PDG comprend diverses mesures incitatives qui vont au-delà du salaire de base – des actions et des options pour l’achat éventuel d’actions, par exemple.

On a donc cherché à lier la rémunération davantage à la performance de l’entreprise, donc à la création de valeur pour les actionnaires. Celle-ci, à l’inverse, ne dépend pourtant pas toujours de la performance de ses dirigeants.

La façon dont les revenus des entreprises sont redistribués révèle donc depuis trop longtemps de profondes inégalités au sein des entreprises.

Celles-ci reflètent, d’une certaine façon, ce que plusieurs sont encore prêts à accepter comme degré d’inégalité dans nos sociétés. Et savoir que le phénomène prend de l’ampleur au lieu de se résorber est extrêmement troublant.

C’est le signe d’une tendance lourde qui, aux États-Unis, a été qualifiée par les économistes Emmanuel Saez et Gabriel Zucman de « dérive inégalitaire et oligarchique qui a amené Donald Trump au pouvoir ».

Plusieurs ont pourtant sonné l’alarme au cours de la dernière décennie. On a même pu croire pendant un moment que le mouvement Occupy Wall Street, né de la vague d’indignation dans la foulée de la crise financière de 2007-2008 pour dénoncer la part croissante de la richesse accaparée par les 1 % des plus fortunés du monde, allait être un catalyseur de changement. En vain.

En ces temps où nos élus cherchent à défendre le pouvoir d’achat de la majorité des contribuables, la rémunération des dirigeants des grandes sociétés mérite, plus que jamais, d’être repensée de façon urgente.

Découvrez la rémunération des PDG des 100 plus grandes entreprises américaines (en anglais)  Découvrez le rapport du Centre canadien de politiques alternatives (en anglais)