De passage en Gaspésie il y a trois semaines dans le cadre du Festival international de journalisme de Carleton-sur-Mer, le juge en chef du Canada a rappelé l’importance des décisions des cours de justice dans nos vies.

Quelques minutes avant notre rencontre, le juge en chef de la Cour suprême, Richard Wagner, s’adressait à un auditorium plein à craquer à qui il confiait en avant-première certaines informations diffusées de manière plus officielle la semaine dernière.

Les Gaspésiens qui assistaient au Festival international de journalisme de Carleton-sur-Mer, et qui buvaient ses paroles, ont donc appris avant tout le monde ce que le magistrat avait pensé de la motion votée par l’Assemblée nationale en mars dernier pour dénoncer l’utilisation de l’expression « personne ayant un vagin », dans un jugement de la juge Sheilah Martin. Ils ont également retenu leur souffle quand le juge a lancé qu’« il n’y avait pas eu de procès secret au Canada », la conclusion principale d’une décision rendue publique vendredi à propos d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec⁠1.

Mais ce n’est pas pour nous raconter tout cela que le juge Wagner avait fait le voyage jusqu’à la baie des Chaleurs. Il tenait à parler de désinformation et d’accès à la justice, deux sujets qui lui tiennent particulièrement à cœur.

Démocratiser l’accès à la justice

Le juge en chef souhaite que les Canadiens s’intéressent davantage aux travaux et aux jugements de la Cour suprême. De toutes les cours de justice au pays, en fait. Pourquoi ? « Parce que nos décisions affectent le quotidien des gens », affirme-t-il.

PHOTO BENOIT DAOUST,  COLLABORATION SPÉCIALE

Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême

Les dossiers qui viennent à la Cour portent sur des sujets par définition très complexes ainsi que les valeurs de la société. Cela peut avoir un impact sur le quotidien des gens, leur famille, leurs amis… Je veux m’assurer qu’ils comprennent.

Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême

Je fais remarquer au juge qu’il y a quelque chose d’intimidant, pour le commun des mortels, à lire une décision rédigée par un juge. C’est assez rébarbatif. Il en est conscient. Et c’est pour cette raison que depuis sa nomination, en 2017, il a mis en place plusieurs mesures pour faciliter l’accès aux travaux de la Cour suprême. Un exemple : « la cause en bref », un résumé vulgarisé des décisions du plus haut tribunal du pays, rédigé par son service des communications.

Le juge Wagner a également déménagé les travaux de sa Cour hors les murs d’Ottawa à deux reprises. À Winnipeg, en septembre 2019 – une première historique – et à Québec, en avril 2022. Durant ces deux voyages, qui ont nécessité près de deux ans de préparation, les juges ont entendu des causes et échangé avec le public. Des expériences très positives que le juge en chef souhaite répéter.

Sous la gouverne de Richard Wagner, la Cour suprême a également mis en place un accompagnement pour les gens qui souhaitent se représenter seuls. « Il y a entre 20 et 25 % des requêtes (la Cour retient environ 40 requêtes sur les 500 reçues) qui sont déposées par des gens qui se représentent seuls, précise le magistrat. De ce nombre, plusieurs n’ont pas les moyens d’être représentés par un avocat. D’autres croient qu’ils sont en meilleure posture pour se représenter. On doit répondre à ces besoins-là, alors on a décidé de les accompagner dans leur démarche plutôt que de leur dire que la procédure n’est pas conforme. »

Ce ne sont là que quelques-uns des changements instaurés par le juge Wagner pour rendre la justice et l’information plus accessibles. « Je réfléchis continuellement aux façons d’améliorer le système », insiste-t-il.

La justice est-elle « juste » ?

En échangeant avec Richard Wagner, on réalise à quel point toute sa démarche est inspirée d’un véritable souci de l’autre. « Les gens ont besoin d’être bien traités, avec dignité, avance-t-il. On peut gagner ou perdre une cause, mais dans les deux cas, il faut toujours que la dignité soit au rendez-vous. On ne s’attend pas à ce que les citoyens soient toujours d’accord avec les décisions, mais ils doivent les accepter même s’ils perdent leur cause. Et même s’ils ne sont pas d’accord avec le résultat, si la dignité est respectée, ils se sentiront respectés. C’est pour cela qu’il faut bien les informer. »

À mon (très) humble avis, s’il y a quelque chose qui suscite l’incompréhension au sein de la population, et qui peut miner la confiance de gens envers la justice, c’est la détermination des peines.

Comment comprendre qu’un individu coupable de fraude, par exemple, écope de 10 ans de prison alors qu’un agresseur sexuel peut s’en tirer avec une peine de deux ans moins un jour ? Je ne veux pas tomber dans les analyses simplistes, mais… ça ne me semble pas très « juste ».

Je ne suis sûrement pas la seule à penser que, parfois, les peines ne semblent pas correspondre au mal qui a été fait.

« Vous touchez un point tellement sensible et important, me confirme le juge Wagner. Si on veut maintenir la crédibilité du système, il faut expliquer aux gens pourquoi on arrive à ces décisions-là. Il faut expliquer quels sont les critères que le juge a l’obligation de considérer quand il détermine une peine, pourquoi on prévoit des libérations conditionnelles dans certaines circonstances, etc. On ne peut pas seulement dire : c’est le droit qui est comme ça. »

Le juge Wagner croit bien sûr à des peines justes. Mais il croit aussi à la réhabilitation. Et pour m’expliquer d’où vient sa conviction, il me raconte une anecdote. « Mon père a été juge en matière criminelle, commence-t-il. Un jour, il avait devant lui un criminel d’habitude, un monsieur d’une trentaine d’années qui avait commencé ses crimes à 12 ans. Dans sa vie, il avait passé plus de temps en prison qu’à l’extérieur. La Couronne demandait de le faire déclarer délinquant dangereux parce qu’il y avait plusieurs chefs d’accusation à son endroit. Mais le déclarer délinquant dangereux, ça voulait dire qu’on jetait la clé. »

Le père du juge Wagner était convaincu qu’il fallait accorder une dernière chance à cet homme et a donc refusé d’acquiescer à la demande de la Couronne.

Et comme dans les films, le hasard a voulu que des années plus tard, le juge Wagner fils croise le chemin de l’individu qui était finalement sorti de prison, s’était réhabilité et avait écrit un livre.

« Il vendait son livre au Carrefour Laval, raconte Richard Wagner. J’ai été me présenter, il n’en revenait pas. Il m’a dit : vous savez, votre père était sévère, mais il m’a donné une chance et voilà ce que j’en ai fait… »

Une belle histoire qui montre que la réhabilitation n’est pas qu’un vœu pieux.

Le doute comme moteur

PHOTO BENOIT DAOUST,  COLLABORATION SPÉCIALE

Richard Wagner et Nathalie Collard se sont entretenus en marge du Festival international de journalisme de Carleton-sur-Mer, en Gaspésie.

On le constate, Richard Wagner est un être profondément humain. Je lui demande s’il y a une place pour ses valeurs personnelles dans son travail de juge en chef. « On n’est pas des robots, me répond-il. Nous avons nos forces et nos faiblesses. On a été élevés d’une certaine façon, dans un environnement particulier, une culture différente. »

Les juges de la Cour suprême viennent de provinces, de langues et d’expérience de vie différentes, et tout cela fait en sorte qu’on a une perspective de vie et des valeurs qui peuvent se ressembler, c’est sûr, mais qui peuvent être différentes aussi. Je pense que cela contribue à enrichir le débat.

Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême

Le juge en chef souligne qu’il y a 20 ans, on ne parlait pas de la question des biais inconscients. « On a tous nos biais et on le nomme plus qu’avant, affirme-t-il. On avait l’impression que la loi était là et que les juges étaient parfaitement objectifs face à cette loi. La qualité de la magistrature passe justement par cette reconnaissance de nos différences. C’est la raison pour laquelle l’Institut national de la magistrature que je dirige donne des formations sur le contexte social des préjugés, comment combattre les biais qu’on a naturellement. Au fond, il s’agit d’être conscient de nos biais inconscients. »

J’aurais continué à parler avec le juge Wagner durant des heures. Avant de me résigner à le laisser partir, je lui demande ce qu’il trouve le plus difficile dans son travail. « C’est la préoccupation, la pression de prendre la bonne décision », me répond-il avec franchise.

Mais avec les années, j’imagine qu’on arrive à moins douter ?

« Non, on a toujours cette préoccupation-là. Et quand je ne l’aurai plus, ce sera le temps pour moi de démissionner et de faire autre chose… »

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival international du journalisme de Carleton-sur-Mer, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.

1. Lisez un compte-rendu de la décision de la Cour suprême dans l’affaire du « procès secret » par Vincent Larouche Qu’en pensez-vous ? Participez au dialogue

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : J’adore le café, ça me prend mes deux cafés du matin, filtre et cappuccino, tout ça avant midi. Parfois, un cappuccino l’après-midi, mais c’est exceptionnel.

Les livres qu’on retrouve sur ma table de chevet : Le livre de Jean-François Lépine, Les angoisses de ma prof de chinois – Où s’en va la Chine ? Ça m’intéresse beaucoup. J’adore aussi les biographies, je suis passé à travers celle de Barack Obama, un être très stimulant sur les plans intellectuel et politique. Évidemment, le temps de lecture réservé aux loisirs ne se présente pas très souvent.

Des gens vivants ou morts que je réunirais autour d’un repas : J’ai perdu mes parents très jeunes, mon père est décédé à 54 ans et ma mère à 60 ans, alors j’aimerais avoir la chance de leur parler et de partager avec eux les 40 dernières années. À l’international, j’inviterais Barack Obama et sa femme Michelle. Au Québec, Boucar Diouf. Je le trouve à la fois intéressant et rigolo. Je lis tous ses textes.

Qui est Richard Wagner ?

  • Né à Montréal
  • Il est le 18e juge en chef du Canada.
  • Il préside le Conseil canadien de la magistrature, l’Institut national de la magistrature et le Conseil consultatif de l’Ordre du Canada.
  • Il est détenteur d’un baccalauréat en sciences sociales et d’une licence en droit (LL. L.) de l’Université d’Ottawa.