Vladimir Poutine est en guerre. Toute la planète le sait, le voit. Il est en guerre contre l’Ukraine. Contre l’OTAN. Et contre l’opposition politique en Russie. Une autre guerre du président russe, elle, passe complètement sous le radar. Celle qu’il mène contre les femmes.

Et cette guerre se déploie sur au moins deux fronts. En Ukraine, où les soldats russes utilisent les violences sexuelles et le rapt d’enfants comme armes de combat et d’asservissement, voire de génocide. Mais aussi en Russie, où les droits des femmes ont fait d’immenses pas en arrière depuis son arrivée au pouvoir. Bien peu de présidents dans le monde – même dans les pays les plus autoritaires de la planète – peuvent se vanter d’avoir éliminé les maigres protections en vigueur pour contrer la violence conjugale. Vladimir Poutine a cet infâme privilège.

C’est avec ces quelques éléments en tête que j’ai amorcé avec enthousiasme la lecture du dernier livre de la romancière finlandaise Sofi Oksanen, Deux fois dans le même fleuve. L’auteure, dont la mère est estonienne, s’est fait connaître mondialement grâce à son roman Purge, paru en 2010, dans lequel elle dissèque à la fois les ravages des viols en temps de guerre et les horreurs commises dans les États baltes au nom de la gloire de l’Union soviétique. Depuis, ses livres de fiction et ses pièces de théâtre ont été traduits dans plus d’une quarantaine de langues. Son travail a été récompensé par une avalanche de prix, dont le Fémina étranger.

En mars 2023, Mme Oksanen a été invitée à une conférence sur les menaces à la démocratie et à la liberté d’expression. Le discours qu’elle y a prononcé est devenu la base de cet essai paru en finnois l’an dernier et arrivé chez nous juste à temps pour le deuxième anniversaire de l’invasion russe de l’Ukraine.

Le livre commence sur une image forte, soit l’histoire de la grand-tante estonienne de Sofi Oksanen, qui, après avoir subi une nuit d’interrogatoire aux mains des forces soviétiques, ne prononça plus que deux mots. Pour le reste de sa vie. « Jah, ärä » ou « Oui, arrêtez ». Un cauchemar entouré de non-dits dont elle ne se réveilla jamais. Un crime qui se répète aujourd’hui parce qu’il n’a jamais été puni.

Et c’est là que réside une bonne partie de la thèse de Sofi Oksanen. Dans l’idée que les crimes de la Russie poutinienne d’aujourd’hui ne sont que la continuité de ceux d’hier et qu’ils vont main dans la main avec l’impérialisme russe, qui, s’il a changé de visage, est le même depuis le temps des tsars.

Sofi Oksanen offre notamment une explication tout à fait éclairante sur la terminologie utilisée par le Kremlin pour justifier l’invasion de l’Ukraine, présentée aux Russes comme une opération militaire visant à libérer le pays voisin de son gouvernement « nazi ». « À l’Ouest, quand on parle des anciens crimes allemands, on mentionne pratiquement toujours l’Holocauste. Mais en Russie ou en Union soviétique, on ne retient que l’attaque de l’URSS par l’Allemagne hitlérienne et les Russes qui y ont trouvé la mort, le siège de Leningrad, la bataille de Stalingrad. Comparé à cela, l’Holocauste est complètement hors de propos. L’Occident est sidéré par l’absurdité du concept poutinien de “dénazification”, mais en Russie, la question ne se pose pas : “dénazifier” signifie éliminer les gens qui cherchent à attaquer ou détruire la Russie – et en l’occurrence, détruire la Russie veut dire vaincre l’Empire russe », note-t-elle, dans un des passages les plus éclairants de l’essai.

Il n’y a pas cependant que des perles de sagesse dans Deux fois dans le même fleuve. À plusieurs reprises, j’ai grincé des dents en lisant des passages qui semblent confondre les intentions du Kremlin et l’ensemble de la population russe. Et qui transforment des anecdotes en généralisations qui flirtent avec la russophobie. L’auteure raconte notamment que les autorités ukrainiennes ont intercepté une conversation entre un soldat russe et sa femme au printemps 2022. Lors de l’échange, cette dernière donnait sa bénédiction pour que son conjoint viole des Ukrainiennes à condition de se protéger. « Cet appel n’est pas le seul en son genre – les téléphones saisis par les Ukrainiens confirment que les femmes, copines et mères des soldats russes sont conscientes des crimes commis par leurs proches, et qu’elles les y encouragent », écrit Mme Oksanen. L’accusation est gigantesque et manque de nuances.

Dans le même ordre d’idées, Sofi Oksanen présente en général les femmes russes comme des facilitatrices des crimes de l’ère poutinienne – à l’intérieur de la Russie comme à l’extérieur – et mentionne très peu les mouvements de résistance russe, largement féminins, qui dénoncent autant le machisme du pouvoir russe que la violence perpétrée par l’armée. On peut penser notamment aux militantes de Pussy Riot qui se sont fait connaître partout dans le monde pour leur art à la fois contestataire et féministe.

Ces extrapolations et omissions sont parfois agaçantes et ne servent pas toujours le propos, qui, en général, est fort pertinent. Non seulement le président russe a fait rétrécir les droits des femmes et des minorités sexuelles, mais il a fait de la misogynie, présentée comme une « défense des valeurs traditionnelles », un produit d’exportation relayé par les fermes de trolls russes. Ces messages trouvent preneur dans les pays autoritaires, mais aussi au cœur des démocraties occidentales, note l’auteure.

« L’instrumentalisation de la misogynie est autre chose. En toute logique, Poutine l’exploite non seulement dans les zones de guerre, mais aussi en politique intérieure et extérieure, pour accroître l’influence du régime, soutenir le pouvoir central et étendre le projet impérialiste », écrit l’auteure. Nous voilà dûment avertis.

Extrait

« La violence sexuelle est l’une des armes les plus anciennes du monde ; efficace, supragénérationnelle par ses effets, elle ne requiert pas de logistique, de maintenance technique ou de modernisation. Néanmoins, l’impunité qui favorise les viols n’est pas le lot de toutes les armées, contrairement à ce qu’on a pu entendre lors des premières révélations de crimes russes en Ukraine. À propos de l’Allemagne hitlérienne, l’historien Antony Beevor a parlé du “plus grand viol collectif de notre histoire”. Plus tard, la Fédération de Russie allait utiliser la même arme en Tchétchénie, en Syrie, dans les zones qu’elle contrôle en Ukraine depuis 2014 et par l’entremise du groupe Wagner, aux commandes du renseignement militaire russe dans de nombreux pays d’Afrique. »

Qui est Sofi Oksanen ?

De père finlandais et de mère estonienne, Sofi Oksanen est née en Finlande en 1977. Dramaturge et romancière, elle est l’auteure des ouvrages Les vaches de Staline, Baby Jane, Purge et Le parc à chiens, son plus récent roman. Elle a aussi écrit quelques essais, dont Une jupe trop courte. La violence contre les femmes et le colonialisme sont deux de ses thèmes de prédilection.

Deux fois dans le même fleuve – La guerre de Poutine contre les femmes

Deux fois dans le même fleuve – La guerre de Poutine contre les femmes

Éditions Stock

302 pages

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