Avant de s’attabler, Jeffrey Downs roule son grand étui de cuir qui contient ses précieux couteaux. S’ils avaient une carte Aéroplan, ces derniers auraient pas mal de points en banque. Depuis 18 ans, ils suivent le chef canadien dans ses pérégrinations autour du monde. Montréal n’est qu’une escale.

J’ai profité de son court passage en ville pour lui proposer de prendre un café au Sabayon, le nouveau restaurant du chef Patrice Demers et de la sommelière Marie-Josée Beaudoin, à Pointe-Saint-Charles. Les trois se sont connus au feu restaurant Les 400 coups du Vieux-Montréal, au moment où Jeffrey Downs était au début de son parcours culinaire.

Cet hiver, il s’est posé dans le repaire de ses amis pour préparer trois repas gastronomiques sept services à guichets fermés dans le cadre du festival Montréal en lumière. « J’admire ce couple. Il n’y a pas beaucoup de gens vraiment gentils dans le monde de la restauration et ils en font partie », dit le chef invité.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Jeffrey Downs

Ce qu’il y avait sur le menu concocté à quatre mains ? Des oursins accompagnés de pétoncles des Îles-de-la-Madeleine, un porridge de riz Koshihikari rehaussé d’huîtres pochées et d’un sabayon à l’aneth, du flétan servi avec une sauce au savagnin, du canard au carvi sauvage, un sorbet aux mandarines Sumo, une arlette au cacao et des mignardises.

Ma rencontre avec Jeffrey Downs a lieu dans un moment charnière pour le chef originaire de Colombie-Britannique. Il vient tout juste d’annoncer son départ du Holt, le restaurant qu’il a ouvert à Taipei avec des partenaires en pleine pandémie et pour lequel il a obtenu une étoile Michelin en 2022.

La récompense est le Saint-Graal de la gastronomie pour plusieurs, accordé à la crème de la crème des chefs dans les villes où le guide Michelin décide de s’investir. À noter que Montréal ne fait pas partie du lot. « J’ai toujours été en quête de quelque chose, mais ce n’était pas d’une étoile Michelin. C’est une belle marque de reconnaissance, ç’a été super pour moi, mais ce n’était pas mon objectif, dit-il. Ma quête, c’est de performer à un haut niveau et d’avoir la liberté de faire ce dont j’ai envie », dit-il. Aujourd’hui, il a des offres aux quatre coins du monde. L’embarras du choix.

Au moment de notre rencontre, il se demandait justement quel serait son prochain projet, son prochain point de chute, là où il pourrait dérouler son étui à couteaux après avoir repris son souffle.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Jeffrey Downs

Je n’ai jamais eu de vie en dehors du travail. Je n’ai jamais eu de passe-temps. Je ne sais même pas par où commencer. Je ne me suis jamais posé de question sur l’équilibre entre ma vie et mon travail.

Jeffrey Downs

Le chef de 39 ans ne prend pas de café pendant l’entrevue. Il a longtemps carburé à la caféine, mais se dit maintenant en sevrage.

J’ai la nette impression d’avoir devant moi un athlète olympique qui, maintenant qu’il a la médaille autour du cou, regarde l’avenir avec un certain vertige. Avec un certain recul.

Sacrifices. Voilà un mot qui revient à répétition dans la bouche de Jeffrey Downs, qui, adolescent, rêvait plus de basketball – pour lequel il a le parfait physique – que de haute cuisine. « Quand je n’étais pas sur un court de basketball, je regardais le Food Network », dit-il.

C’est au restaurant Fuel de Vancouver, où il a fait ses débuts en cuisine, qu’est née sa passion de la haute gastronomie. « Ça n’a jamais été mon ambition de faire de la cuisine super raffinée ou prétentieuse. Le Fuel était un restaurant de fine cuisine. J’aimais ce qu’ils préparaient et j’ai voulu apprendre », relate-t-il aujourd’hui.

Apprendre et voyager.

Montréal a été l’un de ses premiers arrêts. Travaillant d’arrache-pied, il a mis de côté assez d’argent pour se payer un premier stage dans un restaurant de haute voltige, le Manresa, à Los Gatos, en Californie. Au cours de son passage, le Manresa avait deux étoiles Michelin. « J’ai travaillé deux ans pour me payer un stage d’un mois pendant lequel j’ai travaillé gratuitement », raconte-t-il.

Ce n’était que le début. Pour grandir en cuisine, pour gravir les échelons, il a accepté à répétition de faire de grandes dépenses pour offrir sa main-d’œuvre gratuitement. Ou bien de travailler pour trois fois rien dans les restaurants les plus primés du monde. Au Japon, en France, en Australie, en Belgique.

Il estime avoir laissé 100 000 $ sur la table en heures impayées.

Longtemps, la haute cuisine s’est bâtie sur un système de travail non rémunéré. C’est seulement au cours des dernières années qu’on s’est rendu compte que c’est ridicule.

Jeffrey Downs

Quand ç’a été à son tour de prendre les rênes de la cuisine du Holt, il n’a pas voulu reproduire le vieux modèle dont il est le produit, même s’il lui reconnaît certaines vertus. « Je suis devenu bon parce que j’ai eu des délais serrés à respecter. J’ai appris à composer avec une tonne de pression. Maintenant, ça me retourne l’estomac de penser à ça. Mais si j’ai du succès aujourd’hui, c’est parce que j’ai eu du fil à retordre hier. La gastronomie a été élevée à un niveau incroyable grâce à tout ce travail. Je me demande par contre si ça peut continuer. Moi, je ne veux plus travailler comme ça. Je ne veux pas traiter les gens comme j’ai été traité. Il y a trop d’abus et de harcèlement dans ce milieu. »

Ce questionnement est dans l’air du temps. « Avec la pandémie, il y a eu une prise de conscience. Les gens donnent plus de valeur à leur temps. Et ce n’est pas seulement la plus jeune génération. C’est vrai aussi pour ma génération qui a été habituée à tout concéder pour atteindre l’excellence », dit-il.

Ces jours-ci, Jeffrey Downs s’intéresse aux modèles différents qui émergent dans le milieu de la restauration. Et Montréal vient de lui donner des idées. Il a notamment pris un repas au Mastard, du chef Simon Mathys, anciennement du restaurant Manitoba. L’établissement de la rue Bélanger, qui sert uniquement des soupers cinq services, est fermé les samedis et les dimanches. Le restaurant Sabayon, où il a passé trois soirs en cuisine, n’est tenu que par le couple qui en est propriétaire. Le tandem Demers-Beaudoin vend des billets en ligne pour ses menus dégustation et pour quelques services de thé à la française. Les billets s’envolent chaque mois en quelques minutes.

« Beaucoup de chefs ont été obligés de s’adapter après la pandémie, notamment parce que c’est difficile de trouver de la main-d’œuvre, même dans les meilleurs restaurants du monde. Mais on voit que les clients sont ouverts à de nouvelles propositions. »

Je serai curieuse de voir quelle sera celle de Jeffrey Downs.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Un espresso ou un cappucino. Je peux en boire 12 par jour, donc je suis passé au décaféiné.

Les gens (morts ou vivants) que j’aimerais réunir autour d’une table : Ma partenaire de vie, Anthony Bourdain, parce qu’il m’a beaucoup inspiré, et le chef Michel Bras, un révolutionnaire en cuisine qui est aussi un vieil homme gentil.

Ce que je servirais à ce repas : On mangerait dans les années 1970. Il y aurait du caviar Beluga, des ortolans, du chou farci, du champagne vintage et un dessert de Patrice Demers.

Le dernier livre que j’ai acheté : Le livre de recettes du restaurant Olive & Gourmando, dans le Vieux-Montréal. Je l’ai acheté sur place et j’ai été un peu déçu de voir qu’il n’était pas autographié.

Qui est Jeffrey Downs ?

  • Né en Colombie-Britannique, le chef commence sa carrière en cuisine à Vancouver, notamment au restaurant Fuel.
  • En 2009, il s’installe à Montréal, où il travaille au Decca 77 et au restaurant Les trois petits bouchons avant de rejoindre Les 400 coups.
  • Parmi les restaurants détenteurs d’étoiles Michelin où il a travaillé, on trouve le Manresa en Californie, le Nihonryori RyuGin à Tokyo, le Septime à Paris et In De Wulf à Dranouter, en Belgique.
  • Il ouvre le restaurant Holt à Taipei avec des partenaires en 2020. Chef exécutif pour la première fois, il obtient une étoile Michelin en 2022. Il vient de quitter le restaurant.
Qu’en pensez-vous ? Exprimez votre opinion