Pour la majorité des travailleurs, la fin des vacances marque l’inévitable retour du stress. Des journées trop remplies. Des messageries qui débordent. Est-ce une fatalité ? Pas si on écoute la science. Les patrons se laisseront-ils convaincre ? Discussion stimulante avec la neuroscientifique Sonia Lupien.

Sonia Lupien s’est donné une mission très noble, celle de vider son cerveau débordant de connaissances sur le stress avant de mourir. Chanceux que nous sommes, la neuroscientifique excelle à captiver l’intérêt grâce à un sens développé de la formule et à sa volonté évidente de vulgariser la recherche.

Son plus récent livre portant sur le stress relié au travail en est l’illustration manifeste. La brique a beau compter 507 pages et 73 chapitres, elle se dévore encore plus vite qu’un bon roman.

Que l’on s’intéresse au fonctionnement du cerveau, à la productivité, à l’histoire, à la vision des patrons, aux effets du télétravail, à la façon dont les bureaux sont conçus, aux impacts de la technologie ou à tout cela à la fois, Sonia Lupien nourrit notre curiosité avec une foule d’exemples captivants. On réalise bien vite en lisant Le stress au travail vs le stress du travail (Éditions Va Savoir) que la science s’intéresse depuis longtemps à la main-d’œuvre et à sa matière grise.

Or, l’information ne semble pas s’être rendue aux employeurs. Sinon, comment expliquer qu’ils continuent de répéter les mêmes erreurs qui stressent les travailleurs ?

« C’est la chose qui m’a le plus frustrée dans ma vie, m’a confié Sonia Lupien. C’est pour ça que j’ai commencé à faire beaucoup de transferts de connaissances. Parce que moi, ce qui me fascinait le plus, c’est que ce sont les impôts des travailleurs qui payent nos études, mais qu’il est très rare que le gouvernement ou d’autres employeurs viennent nous demander si ce qu’on a trouvé peut servir à quelque chose. »

Le résultat tragique de ce manque de diffusion de l’information est une société dans laquelle l’épuisement professionnel, l’angoisse et la dépression sont omniprésents. Chaque semaine, 500 000 Canadiens s’absentent du travail pour cause de troubles mentaux liés au stress. Trop souvent, cela se répercute sur des enfants qui absorbent ce stress comme des éponges, ce qui n’est pas sans conséquence. C’est d’ailleurs pour les « ti-prouts » que la chercheuse souhaite tant faire diminuer le niveau de stress des adultes.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Sonia Lupien en entrevue avec notre chroniqueuse

Avec la façon dont on demande à notre cerveau de travailler, on l’a saturé. On n’ira pas plus loin que ça. C’est ça qui a créé la surcharge mentale.

Sonia Lupien

L’organisation actuelle du travail est en cause, mais elle ne blâme pas les entreprises et leurs patrons. La chercheuse de l’Université de Montréal sait trop bien qu’en science, l’implantation, c’est-à-dire « le transfert des connaissances pour qu’elles servent à quelque chose », est toujours un défi. L’accès aux études scientifiques n’est pas gratuit, déplore-t-elle, il faut savoir où chercher et être en mesure de déchiffrer des textes parfois indigestes.

Les espaces de travail sans cloisons entre les employés sont l’un des meilleurs exemples de ce phénomène. Même s’il est prouvé scientifiquement que ce type d’aménagement est néfaste à maints égards, il continue d’être adopté par les entreprises.

« Je me souviens quand j’ai vu cette mode arriver, me raconte Sonia Lupien. Je me suis dit qu’ils allaient diminuer la performance de 20 % en augmentant le stress. C’était sûr et certain, parce que c’est très, très mal connaître le cerveau que penser que des humains peuvent travailler comme ça sans avoir une attention fragmentée et le stress qui vient avec. »

Quand on est constamment dérangé par les courriels, les collègues, les messages sur Slack, les notifications des réseaux sociaux, le bruit, les textos, les rappels Outlook et quoi d’autre encore, notre attention est fragmentée. C’est ce qui fait bondir notre stress et chuter notre productivité, puisque chaque interruption nous fait perdre un temps fou.

Bonne nouvelle : l’antidote au stress existe.

Pour s’apaiser, le cerveau a besoin de se concentrer sur une seule tâche et d’en venir à bout. Vous pouvez désherber le potager, jouer au sudoku ou rédiger un plan stratégique, ça n’a pas d’importance. « Quand on progresse, le cerveau tripe ! », résume Sonia Lupien. C’est ce qu’on appelle le travail « en profondeur » ou l’« engagement cognitif ».

Cet état est apaisant, mais une étude a démontré que ceux qui passent la journée devant un ordinateur ne travaillent en profondeur que… une heure et 12 secondes par jour.

On ne peut donc pas s’étonner de l’épidémie de stress qui nous afflige !

Le malheureux paradoxe, c’est que ce travail en profondeur n’est pas celui qui nous attire instinctivement. « L’humain n’aime pas penser, c’est dur », explique Sonia Lupien.

En plus, patrons et collègues valorisent les employés qui répondent à tous leurs messages dans un temps record. Les indicateurs de performance de notre siècle n’incitent hélas personne à fermer le WiFi ou les notifications des heures durant.

C’est exactement pour cela que le télétravail ne nous a pas rendus aussi zen qu’un professeur de yoga, malgré ce qu’on avait prédit.

Certes, au début, rester en pyjama les cheveux sales toute la journée et partir des brassées de lavage entre deux rencontres Teams semblait la solution miracle pour éliminer le stress lié au travail. Mais est-on plus concentrés sur nos tâches qu’avant ? Est-on moins interrompus à tout bout de champ ? Pas du tout, constate Sonia Lupien. On doit même se taper des rencontres virtuelles qui épuisent notre cerveau plus ou moins apte à décoder le non-verbal derrière l’écran.

Pour revenir à un niveau de stress plus acceptable, moins dommageable pour notre santé mentale et physique et plus conforme aux attentes des jeunes travailleurs, la scientifique propose carrément de réorganiser les semaines de travail.

Certaines journées à la maison devraient être consacrées au travail en profondeur, tandis que celles au bureau serviraient à tenir des réunions, discuter avec les collègues et répondre aux courriels. Un employeur pourrait aussi réorganiser les journées autrement, avec des blocs fixes pendant lesquels les communications sont interdites et les serveurs, éteints. Le rêve, non ?

Il n’y a pas de formule magique universelle. L’important est de faire des essais et d’amener les changements de façon progressive pour laisser aux patrons comme aux employés le temps de s’y habituer.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Sonia Lupien souhaite que les connaissances qu’elle a acquises tout au long de sa carrière de chercheuse « servent à quelque chose ».

Pour son livre, Sonia Lupien a lu pas moins de 840 études scientifiques. Elle en cite la moitié, toujours de manière très accessible et accrocheuse. Ce travail de moine lui a demandé trois étés de travail « 7 jours par semaine, 12 heures par jour », des périodes intenses pendant lesquelles elle a testé le congé de courriels en activant un message d’absence. Elle peut donc témoigner personnellement des bienfaits de la méthode qu’elle suggère.

« Il va falloir faire un changement majeur avec des porteurs de ballon dans les entreprises. Ça prend une détermination venant d’en haut qui va être sans faille et une réorganisation énorme du travail du gestionnaire. Je ne sais pas si ça va fonctionner, mais au moins, les écrits seront là. Vous ne pourrez pas dire que vous ne le saviez pas, hein ! »

Le message de 507 pages est non seulement limpide, mais nécessaire et très tentant.

Qui est Sonia Lupien ?

  • Sonia Lupien étudie le mécanisme du stress, son effet sur la performance et la mémoire depuis trois décennies. En plus de faire de la recherche, elle a écrit trois livres, donne des conférences et diffuse souvent ses connaissances dans les médias.
  • Titulaire d’un doctorat en neurosciences de l’Université de Montréal, la chercheuse de 58 ans a aussi fait des études postdoctorales à l’Université de Californie à San Diego et à l’Université Rockefeller de New York.
  • Fondatrice et directrice du Centre d’études sur le stress humain (CESH) de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, elle est professeure titulaire au département de psychiatrie de l’Université de Montréal. De 2017 à 2020, elle a été présidente de l’International Society of Psychoneuroendocrinology (ISPNE).

D’autres faits scientifiques sur le stress

Le courriel fait des ravages

C’est une arme de destruction massive du bien-être des travailleurs. On passe des heures à lire nos messages, à y répondre et à les classer. On doit aussi attendre des réponses. Cette gestion nous donne un sentiment d’efficacité, mais nuit à notre productivité, soit au temps consacré à la création de nouvelles informations. Le fait qu’il s’agisse d’un mode de communication asynchrone – contrairement au téléphone où l’échange d’informations est instantané – accentue le stress.

Les femmes encore plus stressées

Le travail ne stresse pas davantage les femmes que les hommes. Mais dès que les couples mettent le pied dans la maison, c’est autre chose ! Le niveau de stress des femmes grimpe alors en flèche à cause de l’organisation familiale (souper, courses, enfants). En outre, les proches aidantes sont le plus souvent des femmes. Tout ce stress alimenté par la sphère personnelle les suit forcément au bureau, ce qui devrait encourager les employeurs à être accommodants.

La solution du travail personnalisé

Pour réduire le stress au travail, Sonia Lupien suggère aux entreprises d’embrasser le travail personnalisé, un modèle qui permet à chaque employé de moduler son horaire – en présentiel et en télétravail – au gré de sa situation personnelle au fil des années. Les besoins ne sont pas les mêmes à 24 ans, lorsqu’on a deux jeunes enfants, et à l’aube de la retraite. Pour éviter le sentiment d’injustice, une entreprise pourrait suggérer le travail personnalisé et procéder à un référendum.

La pression sur les patrons

Les gestionnaires seront très stressés dans les prochaines années, prédit la chercheuse, car le monde du travail est en train de changer et chaque transition est un stresseur. Ils devront modifier les indicateurs de performance, gérer le télétravail, les horaires hybrides, éviter le plus possible le sentiment d’injustice. La transition est inévitable, car les jeunes ne vont pas rester dans les entreprises qui ne prennent pas soin de leur santé mentale.

Dans une version précédente de cet article, nous indiquions que le temps de travail en profondeur de ceux qui travaillent devant leur ordinateur est de 72 minutes par jour. Ce temps est plutôt de 60 minutes et 12 secondes.