Notre télé ose-t-elle suffisamment pour assouvir l’appétit des adolescents ? Pas encore, estiment les auteures d’une des séries jeunesse les plus novatrices des dernières années, Les petits rois. « On est capables de faire une télévision plus audacieuse », déclare Justine Philie.

Diffusée en 2022 sur ICI Télé, la minisérie Les petits rois cassait le moule en renversant les rôles habituellement réservés aux personnages d’élèves au secondaire. Réalisée par Julien Hurteau (Alertes), cette production de Zone 3 (Like-Moi, Après le déluge) racontait les tribulations d’un groupe de jeunes Montréalais affirmés, décomplexés et populaires dirigé par Adaboy (Alex Godbout), le flamboyant patineur artistique hétérosexuel, et Julep (Pier-Gabriel Lajoie), le capitaine de l’équipe de hockey, ouvertement homosexuel.

Les petits rois émanait du désir du producteur Jeffrey Wraight d’offrir une fiction aventureuse destinée aux 12-17 ans. Pour atteindre son objectif, il a réuni deux auteures dotées d’une riche expérience en contenu jeunesse : Marie-Hélène Lapierre et Justine Philie. La première avait cocréé et coscénarisé Jérémie, et planché sur Subito texto, Tacktic et MED. La seconde avait travaillé sur Code F et Code G, deux émissions dans lesquelles des personnalités féminines et masculines parlaient franchement de sujets qui préoccupent les jeunes, comme la sexualité, les rumeurs, etc. Elle participe à Mammouth, rendez-vous annuel de Télé-Québec destiné aux adolescents.

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La coauteure des Petits rois Marie-Hélène Lapierre

Les 12-17 forment un public allumé et pour leur plaire, on doit proposer du contenu qui comble leurs attentes.

Marie-Hélène Lapierre, coauteure des Petits rois

« Le problème, c’est qu’il y a des gens qui ont oublié ce que c’est, d’être un ado, observe Justine Philie. Souvent, on veut les protéger de certaines affaires en oubliant qu’ils y sont [déjà] confrontés. On leur sert des trucs bien-pensants, alors qu’ils peuvent regarder des choses beaucoup plus crunchy venant d’ailleurs. »

Plus « crunchy »

Quand Justine Philie parle de contenus étrangers « plus crunchy », elle parle entre autres d’Elite (Netflix) et d’Euphoria (HBO), deux productions étrangères qui repoussent constamment les limites, en matière de sexualité et d’usage de drogues. À côté d’elles, la majorité des séries donnent l’impression d’émaner de l’imagination de religieuses au couvent.

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L’actrice Zendaya dans Euphoria

« Une partie de moi comprend les diffuseurs d’être frileux à l’idée d’offrir quelque chose de crunchy, mais d’un autre côté, les adolescents délaissent notre télé, souligne Justine Philie. Et s’ils ne s’y intéressent pas aujourd’hui, ils ne s’y intéresseront pas quand ils vont avoir 20, 30, 40 ans. »

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Elite, une série signée Carlos Montero et Darío Madrona

« Quand j’étais adolescente, je n’étais pas branchée sur Watatatow ; je regardais des films d’adultes, parce que j’avais envie d’être une adulte », ajoute l’auteure.

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La coauteure des Petits rois Justine Philie

Je comprends les ados. Des fois, je me dis : il faut arrêter de penser que ce sont des bébés ! Il faut arrêter de penser qu’ils ne parlent jamais de sexe, qu’ils sont toujours polis et qu’ils ne sacrent pas. Il faut aussi arrêter de penser que parce qu’on leur montre telle ou telle affaire, ils vont faire pareil. C’est réducteur. Ils sont au courant. Ils sont informés. Ils sont intelligents. On doit leur faire plus confiance.

Justine Philie, coauteure des Petits rois

Dans l’état actuel des choses, le Québec ne pourrait jamais s’offrir un Euphoria ou toute autre série pour adolescents aussi risquée, croit Justine Philie. « Ça revolerait. Ça serait extrêmement critiqué », juge-t-elle.

L’auteure pense notamment aux commentaires que Marie-Hélène Lapierre et elle ont reçus pour avoir « osé » pondre des dialogues parsemés d’expressions franglaises, comme celles qu’emploient fréquemment les 12-17 ans. Elle mentionne en riant un article du Journal de Montréal, dans lequel le chroniqueur Guy Fournier les avait qualifiées de « fossoyeurs du français ».

« Il était comme : “ Mes petits-enfants ne parlent pas comme ça. ” Mais bien sûr que tes petits-enfants ne parlent pas comme ça quand ils sont avec toi ! Quand j’étais ado, je disais “ bitch ” tout le temps. Mais quand j’allais voir ma grand-mère, je n’étais pas comme : “ Hey bitch, mamie ! ” »

De l’espoir malgré tout

Bien qu’elle ait encore des croûtes à manger en matière d’audace, la télévision jeunesse du Québec a beaucoup évolué au cours des dernières années, d’après Marie-Hélène Lapierre. Pour étayer son propos, l’auteure signale des séries comme Six degrés et Lou et Sophie, qu’on peut rattraper sur ICI Tou.TV.

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La série Six degrés

Marie-Hélène Lapierre mentionne également les webséries Détox (YouTube et UnisTV), Nomades (ICI Tou.TV), Amours d’occasion (ICI Tou.TV), ainsi que l’émission humoristique Club Soly (Noovo).

« Je crois qu’on a de bonnes séries au Québec, mais la diffusion fragmentée du contenu [sur différents services de vidéo sur demande par abonnement], ça n’aide pas. Les séries ont beaucoup de difficulté à trouver leur public. Aujourd’hui, les adultes se désabonnent du câble pour consommer le contenu de quelques plateformes payantes seulement. Et comme les plateformes qui offrent la plus grande quantité et la plus grande variété de contenu sont américaines, les jeunes sont moins exposés au contenu québécois. La nouvelle façon de consommer ne facilite pas l’accès aux séries d’ici. »

« Il va falloir bouger vite, prévient Justine Philie. Les ados ne restent pas ados éternellement. Ce serait le fun qu’on arrête d’en échapper. »