Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’écrivain Kevin Lambert.

Les ruines du Cafe Lido, ancien restaurant que je visite avec huit autres écrivains et artistes, sont habitées par de vieux fantômes d’hommes d’affaires gourmands, des spectres de touristes venus se repaître du paysage évanoui. Une fresque murale représente un territoire montagneux recouvert de graffitis. Le paysage fantasmagorique est troué, trace laissée par le tir d’un char d’assaut qui force la vue sur la base militaire adjacente.

Dans ses belles années, ce restaurant dominait la berge de la mer Morte. Aujourd’hui, nous visitons ses ruines. J’imagine les fantômes descendre un escalier vers la plage, nager dans l’eau salée. L’idée de la mer hante le paysage. Notre guide pointe au loin ; l’eau vibre dans l’air chaud, à des kilomètres à l’horizon. Nous ne pourrions pas atteindre la mer à pied, elle est cerclée par des clôtures barbelées. Le bruit des vagues est inaudible. Je l’entends quand même. Il arrive d’un autre temps, enfoui, effacé, recouvert par les strates de destruction, de contrôle et de dépossession qui marquent chaque pierre et chaque rivière de Palestine.

Le principal affluent de la mer Morte est le fleuve Jourdain, celui de la Bible et de la catéchèse, lieu légendaire du baptême de Jésus par Jean-Baptiste. C’est notre prochain arrêt. Nous passons un check-point militaire et descendons à Qasr al-Yahoud, seul accès public au fleuve, lieu de pèlerinage ouvert en 2011 par l’État d’Israël en territoire palestinien. C’est aussi l’unique endroit où les Palestiniens peuvent toucher le fleuve qui longe leur contrée, réquisitionné comme zone militaire en raison de sa frontière avec la Jordanie. Les terrains à l’entour étaient, avant 2019, littéralement minés.

Des autobus débarquent des nuées de touristes portant des tuniques de coton blanc avec des imprimés d’anges, d’enfant, de brebis. Des soldats armés de mitraillettes se reposent à l’ombre. Dans les escaliers qui descendent vers la rivière, un écriteau en hauteur indique « Water Level 13.1.2013 ». Je ne pourrais pas l’atteindre en levant le bras. La berge est un espace aménagé avec des gradins, où se font baptiser les croyants dans une eau boueuse. Chaque goutte d’eau bénite dans chaque église chrétienne est censée rappeler ce fleuve aujourd’hui pollué. Un homme remplit des contenants de plastique et remonte un liquide brun. J’imagine qu’il ramène de l’eau du Jourdain chez lui pour des raisons spirituelles, mais me demande comment il pourra la passer dans l’avion. Il dépasse de beaucoup les quantités réglementaires.

Le fleuve est une rivière de cinq mètres de large. Nous ne sommes plus à l’époque où le Jourdain « inonde ses rivages à toutes les moussons », comme on le lit dans la Bible (Josué 3:15).

Les suivants de Josué n’auraient pas besoin d’un miracle pour traverser vers l’autre rive. Sur la berge d’en face, des gens s’immergent en territoire jordanien. Je pourrais leur parler sans hausser la voix.

Le soleil est chaud. Nous remontons chercher un abri. Un espace où des visiteurs lunchent, se reposent sur les bancs en bois. L’endroit est achalandé, on se dispute la moindre parcelle d’ombre. Nous repérons un siège sur lequel des manteaux de cuir sophistiqués et des casques sont posés. Leurs propriétaires sont juste derrière. Nous leur demandons si nous pouvons utiliser le banc pour nous asseoir. Ils répondent que non.

Notre guide travaille pour EcoPeace Middle East, un organisme écologiste non partisan qui œuvre avec des Israéliens, des Palestiniens et des Jordaniens pour protéger les cours d’eau de la région. Il nous apprend que 96 % des eaux de la rivière servent pour l’irrigation en Syrie, en Jordanie et en Israël, ainsi que dans les colonies illégales. Il parle des barrages, de l’Aqueduc national d’Israël, des impacts de l’assèchement sur la biodiversité.

Dans l’ombre apaisante, nous l’écoutons studieusement. Il explique la difficulté d’accès à l’eau pour les Palestiniens vivant en zone C (à accès restreint et où très peu de pouvoirs sont délégués à l’Autorité palestinienne), les demandes de permis de construction de puits refusées, les installations démantelées.

Certains organismes de droits de la personne et politiciens qualifient ces pratiques d’« apartheid de l’eau »1. Le paysage ne ment pas, la colonisation assèche littéralement les rivières.

Un motocycliste, propriétaire d’un des manteaux et sans doute d’un casque aussi, s’approche. Il est grand, dans la cinquantaine, porte un pantalon de cuir et des lunettes de soleil recouvertes par des cheveux bleachés. Il se tient dos à notre guide, mais à une distance bizarre, quelques centimètres. Il semble écouter. Il est rejoint par un compagnon plus petit, bronzé, t-shirt d’aigle, bottes, chapeau et attitude de cow-boy. Le grand bleaché lui explique quelque chose. Une journaliste palestinienne qui nous accompagne les interrompt. Ils échangent brièvement, en hébreu et en arabe. Je ne comprends pas ce qu’ils disent, mais c’est tendu. Un homme grisonnant, arborant un t-shirt « Israël Motorcycle Marathon », me fixe les bras croisés. Certaines destinations listées sur son chandail sont en Palestine ; ce détail me frappe.

« Don’t believe any of this bullshit », lance un des motards avant notre départ.

Nous quittons le Jourdain pour explorer sa vallée. Du haut d’une colline, nous admirons « Omer’s Farm », une colonie qui a beaucoup fait parler d’elle dans la région⁠2. Une grande coulée de dattiers et de manguiers de plantation qui se répand en plein désert. J’apprends, en lisant sur le sujet, que l’« avant-poste » d’Einot Kedem est l’œuvre d’un seul couple, qui défend dans une entrevue au journal Haaretz la paix et l’amour⁠3. Leurs installations, bâties sur des territoires laissés « vacants » par des Palestiniens déplacés, sont illégales, même aux yeux de la loi israélienne. Ça ne les empêche pas d’être soutenues par les autorités militaires, comme l’a rapporté la journaliste israélienne Amira Hass en 20174.

Le lendemain, nous prenons l’avion à Tel-Aviv. Comme tous les membres de notre groupe, on me questionne et on me fouille pendant près de quatre heures. Une amie manque son vol. Les agents de sécurité me demandent de décrire ce que j’ai vu, les lieux que j’ai visités, les gens que j’ai rencontrés, ai-je fricoté avec l’Université de Beir Zeit, près de Ramallah ?

Je réponds aux questions, en prenant soin de ne nommer personne. Mais je ne décris pas ce que j’ai vu. En territoire occupé, le simple fait de savoir est un danger.

1. Lisez l’article du Monde 2. Lisez l’article du site d’Haaretz (en anglais) 3. Lisez l’article du site d’Haaretz (en anglais) 4. Lisez l’article du site d’Haaretz (en anglais)