Avertissement. Ce reportage ouvre la porte sur un débat qui peut susciter des émotions fortes : la qualité du français. Nos emprunts à l’anglais et (prenons une grande respiration)la simplification de l’accord des participes passés en particulier. Des linguistes du monde entier s’unissent maintenant pour nous dire que, malgré plusieurs idées reçues, « le français va très bien, merci ».

Alexandra Pharand n’aurait jamais pensé susciter un débat aussi virulent. Quand elle a affirmé le printemps dernier à La Presse que l’Association québécoise des professeur.e.s de français (AQPF), dont elle est l’une des vice-présidentes, appuyait l’idée de simplifier les accords des participes passés, elle a été frappée par une vague de haine.

« Je me suis mis à recevoir des courriels comme quoi je devais changer d’emploi. Je me suis fait dire que je n’étais pas assez intelligente pour comprendre les règles. Des gens ont pris de leur temps personnel pour rédiger des messages sur les réseaux sociaux. On m’insultait ouvertement », se remémore-t-elle.

Pourtant, la position que son association a exprimée au ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, qui cherche à réformer l’enseignement du français au primaire et au secondaire, est une recommandation émise en 2014 par le Conseil international de la langue française (CILF).

« Heille, la gang ! On parle de participes passés ! Est-ce qu’on peut s’il vous plaît descendre d’un cran ? », lance Mme Pharand.

L’enseignante de français est loin d’être la seule à voir d’un bon œil la possibilité que certaines règles soient assouplies. Des linguistes provenant de France, de Belgique, de Suisse et du Canada se disent « atterré.e.s » par les débats récurrents sur la qualité du français. Ils ont publié le mois dernier chez Gallimard un tract ayant pour titre Le français va très bien, merci, qui est une réplique aux « puristes » et à leurs « déclarations catastrophistes sur l’état actuel de notre langue ».

Lisez un résumé des propositions des linguistes

« L’accumulation de déclarations catastrophistes sur l’état actuel de notre langue a fini par empêcher de comprendre son immense vitalité, sa fascinante et perpétuelle faculté à s’adapter au changement, et même par empêcher de croire à son avenir », dénoncent-ils.

En France, leur publication fait les manchettes. Elle sera distribuée au Québec à compter du 12 juillet.

Un tract qui brasse

Les linguistes abordent de front plusieurs enjeux, les participes passés, la grammaire, l’orthographe, mais aussi la langue parlée par les jeunes, souvent décrite comme étant truffée d’anglicismes. Si on ne fait pas référence à la publicité du gouvernement Legault avec son faucon pèlerin « vraiment sick » aux « skills » de chasse « insane », qui valorise par l’ironie l’utilisation d’un bon français, on affirme que « les anglicismes ou autres emprunts ne mettent pas notre langue en danger ».

« Régulièrement, on entend, dans les médias, les puristes se plaindre de ce qu’ils appellent les anglicismes : notre langue serait envahie, menacée, abîmée par un usage excessif de l’anglais […]. Le nombre inquiétant d’emprunts à l’anglais serait le signe de la défaite, de la soumission, de la mise à mort prochaine du français », disent les linguistes.

Spam.

Spoileur.

Dating.

ASAP.

Lol !

Si ces mots frappent l’imaginaire, ils sont intégrés au français, bien souvent utilisés et conjugués à la française, affirment-ils. Finalement, leur utilisation peut aussi s’avérer éphémère.

« Les linguistes observent l’usage : certaines propositions sont adoptées par l’usage (logiciel pour software), d’autres non (pourriel pour spam), parfois l’usage hésite (divulgâcher pour spoiler). Plusieurs formes peuvent coexister (abonné et follower, interview, entrevue et entretien), avec des sens différents, et nous avons le choix », disent-ils.

La langue fantasmée

Julie Auger, sociolinguiste et professeure titulaire au département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, n’hésite pas une seconde : « Les francophones, de façon générale, ont tendance à valoriser une langue fantasmée et à être plus résistants aux changements. »

Mme Auger, qui fait partie des signataires du tract, craint qu’en étant trop rigides sur l’évolution du français, nous risquions d’exclure de nouveaux locuteurs qui arrivent chez nous en parlant plusieurs langues.

Imaginez si vous arrivez au Québec, que votre langue maternelle est l’arabe et que le discours que vous entendez, c’est qu’on parle mal et qu’on écrit mal notre français. Pourquoi est-ce que ces personnes-là seraient tentées d’acquérir le français et d’intégrer la communauté francophone ? Il n’y a pas ce discours-là qui entoure l’anglais.

Julie Auger, sociolinguiste et professeure titulaire au département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal

Dans leur tract, qui s’adresse à toute la francophonie, les linguistes ajoutent que « dès leur entrée à l’école, les francophones entretiennent un rapport ambigu à leur propre langue, entre amour et crainte, créativité et contrainte ».

« Bien que des règles soient nécessaires pour se comprendre les uns les autres, elles ont en français un poids particulier : celui de la peur de la faute », déplorent-ils.

La peur du changement

Benoît Melançon n’est pas linguiste, mais il travaille depuis des années sur les questions de la langue au Québec. Professeur au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal et auteur du blogue L’oreille tendue, il cite le lexicographe américain Peter Sokolowski, selon qui tout le monde considère comme normal qu’une langue évolue, mais personne n’aime la voir évoluer de son vivant.

C’est vrai de toutes les langues, mais c’est encore plus vrai du français, qui a une histoire de centralisation et de résistance aux changements très forte. Les Québécois ont accepté la féminisation des noms de métier dans les années 1970. L’Académie française l’a acceptée en 2019.

Benoît Melançon, professeur au département des littératures de langue française de l’Université de Montréal

M. Melançon n’est pas surpris des débats que suscite le tract des linguistes en France, tout comme les passions ravivées par la question d’une réforme des participes passés au Québec. Après tout, dit-il, personne n’a une opinion sur tous les sujets dans la vie, mais tout le monde a quelque chose à dire sur la langue.

« L’accord du participe passé avec le verbe avoir, tous les linguistes du monde disent qu’à l’oral, c’est une marque qui est en train de disparaître très largement. Ils ont fait des études et c’est vrai. Vous-même, il y a une minute, vous avez loupé un participe passé avec le verbe avoir », décoche-t-il à La Presse.

Notre réponse spontanée : Aïe ! Aïe ! Aïe !

« Mais ce n’est pas grave ! Vous voyez que c’est le signe qu’il y a effectivement quelque chose qui se transforme dans la langue. Puisque l’usage va vers l’invariabilité du participe passé avec le verbe avoir et que cet usage est statistiquement démontré à l’oral, on pourrait se demander s’il est utile encore de l’enseigner », dit M. Melançon.

Ceux qui défendent une certaine pureté de la « langue de Molière » utilisent une mauvaise expression, écrivent par ailleurs les linguistes dans leur tract.

« Les pièces de Molière ont en moyenne 350 ans d’âge. Beaucoup de mots doivent être expliqués et pas seulement les savoureux jocrisse (« niais » ; Les Femmes savantes) ou pimpesouée (« femme maniérée » ; Le Bourgeois gentilhomme). […] Depuis les Serments de Strasbourg, au IXe siècle, époque de naissance de l’ancien français par rapport au latin, la langue n’a cessé d’évoluer et nous ne reviendrons jamais à la langue de Molière », affirment-ils.

Combattre l’insécurité linguistique

De l’Acadie d’où elle nous parle, la professeure émérite à la faculté des arts et des sciences sociales de l’Université de Moncton Annette Boudreau est particulièrement sensible aux enjeux liés à l’insécurité linguistique. Ce concept est défini comme étant l’impression chez une personne que la langue qu’elle parle n’est pas légitime et qu’elle est inférieure au niveau qui serait attendu des autres locuteurs.

Selon Mme Boudreau, qui appuie les linguistes et leur tract, un effet pervers lié à « cette vision du français unique qui devrait être parlé partout de la même façon » est d’alimenter l’insécurité linguistique.

« Quand il y a un regard condescendant sur les personnes, ça peut les mener à se taire et à ne plus vouloir prendre la parole quand elles rencontrent des gens qui viennent de l’extérieur. Pour certaines personnes, ce qu’elles peuvent faire, c’est de passer à l’anglais parce qu’elles ont peur d’être jugées sur leur manière de parler français », affirme la professeure acadienne.

« Si on veut réduire l’insécurité linguistique, il faut donner aux gens le goût de s’exprimer. S’ils ne peuvent pas s’exprimer avec les moyens qui sont les leurs, avec peut-être parfois des incohérences, c’est en les incluant qu’on va faire en sorte qu’ils vont vouloir enrichir ou élargir leur répertoire », ajoute-t-elle.

Comment se porte le français au Québec ?

Au-delà de la qualité du français parlé et écrit, la survie même de notre langue commune fait débat au Québec. Le gouvernement Legault doit déposer l’automne prochain un plan d’action interministériel dont les effets, conjugués à la nouvelle loi 96 qui modernise la Charte de la langue française, inverseront le déclin du français, promet-il. Un gros défi.

Encore faut-il s’entendre sur les indicateurs à suivre pour mesurer l’état de santé du français dans la province. Alain Bélanger, professeur à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et responsable du laboratoire des simulations démographiques, résume le point de vue des deux clans qui s’affrontent dans l’analyse des données sur la langue.

« Il y a les jovialistes, [soit] des professeurs d’université qui disent ce n’est pas si terrible que ça. D’autres sont plus alarmistes. Moi, je serais plutôt du côté des alarmistes, si on veut mettre des étiquettes, bien que je ne sois pas d’accord [que je sois] alarmiste », affirme-t-il.

« Je pense que c’est assez clair qu’il y a un déclin du poids démographique des francophones, que ce soit dans la langue maternelle, la langue d’usage ou la langue de travail. On regarde les mêmes données et on les interprète de façon différente », explique M. Bélanger.

Quelques données

Dans son premier rapport annuel déposé à la fin de la session parlementaire à Québec, le nouveau commissaire à la langue française, Benoît Dubreuil, affirme que l’explosion du nombre d’immigrants temporaires au Québec entraîne des « répercussions importantes » sur la situation du français.

« Alors que l’on comptait quelque 100 000 résidents non permanents il y a 10 ans, les dernières estimations indiquent que leur nombre serait aujourd’hui d’environ 346 000, soit approximativement 4 % de la population québécoise », relève-t-il. Dans le cas des étudiants étrangers et des travailleurs étrangers temporaires, « le français est moins présent et l’anglais l’est davantage ».

M. Dubreuil énonce également quelques constats :

  • Le nombre de Québécois qui ont le français comme langue maternelle et comme langue d’usage à la maison est en recul ;
  • Les données sur la première langue officielle parlée montrent que « l’anglais [jouit] d’un fort pouvoir d’attraction auprès d’une minorité importante » d’immigrants, et ce, peu importe leur parcours ;
  • Environ 60 % des immigrants utilisent de façon prédominante le français au travail et dans la société, alors qu’environ 25 % des immigrants utilisent l’anglais de façon prédominante au travail ou dans l’espace public ;
  • Une « minorité importante » de jeunes Québécois âgés de 18 à 34 ans (19,8 %) n’affiche pas de préférence quant au fait d’être servi en français plutôt qu’en anglais dans les commerces.

Sur ce dernier point, l’Office québécois de la langue française (OQLF) a publié ce mois-ci des données extraites d’un sondage mené auprès de 6008 personnes âgées de 18 à 34 ans qui démontrent que si les deux tiers des Québécois de ce groupe d’âge (66 %) préfèrent travailler en français, « seuls 53 % d’entre eux mentionnent travailler en français uniquement ». À Montréal, cette proportion chute à 36 %.

Faites notre quiz sur l'orthographe rectifiée

Montréal, terre plurilingue

De Québec, le professeur de sociologie à l’Université Laval et directeur de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone, Richard Marcoux, a l’impression que le débat politique sur la vitalité du français fait depuis des années « une fixation sur Montréal ». Il s’agit pourtant d’une grande ville internationale qui profite du plurilinguisme, dit-il.

Il y a des couches d’angoisse qui se superposent et qui sont beaucoup liées à de l’insécurité. Je pense qu’il faut être conscient de ça. Je ne suis pas un alarmiste, mais je ne suis pas non plus quelqu’un qui dit que tout va bien. Ce que je dis, c’est qu’il faut […] remettre les choses dans leur contexte.

Richard Marcoux, professeur de sociologie à l’Université Laval et directeur de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone

En ouvrant la province à l’immigration, ce qui est nécessaire pour assurer le renouvellement de la population dans le contexte d’une faible natalité, explique M. Marcoux, ceux qui arriveront ici – même s’ils proviennent de pays francophones ou francotropes, comme le souhaite Québec – auront dans leurs bagages plus d’une langue.

« Les unilingues, sur la planète, il y en a de moins en moins et il y en aura de moins en moins. On risque de les retrouver de plus en plus dans l’espace anglophone. Même la société britannique des sciences s’inquiète du fait que ses chercheurs ne maîtrisent que l’anglais », rappelle-t-il.

Cap sur la francisation

Victor Piché, sociologue-démographe et professeur honoraire au département de démographie de l’Université de Montréal, milite pour que le Québec suive l’évolution du français en analysant « presque exclusivement » les indicateurs de la langue publique commune, c’est-à-dire celle qui est utilisée au travail, à l’école et dans la sphère publique.

« Si on choisit ces indicateurs-là, c’est par opposition aux indicateurs que j’appelle les indicateurs de vie privée, [comme] la langue maternelle et la langue parlée à la maison. La langue maternelle française est [en] déclin à cause de la baisse de la fécondité en bas du seuil de remplacement. La baisse démographique de ce groupe-là est inévitable et irréversible », note-t-il.

Par contre, contrairement à la langue maternelle, la baisse du français comme langue parlée à la maison n’est pas irréversible. On peut ajouter des groupes et des individus qui décident de parler français.

Victor Piché, sociologue-démographe et professeur honoraire au département de démographie de l’Université de Montréal

En analysant les données, il affirme que certains indicateurs de la langue publique commune ont diminué entre 2016 et 2021 en raison de l’augmentation de l’immigration temporaire, qui échappe à la politique linguistique. « C’est aussi simple que ça », affirme-t-il, ajoutant que des programmes de francisation s’adressant aux immigrants temporaires doivent être mis en place.

Benoît Melançon, de l’Université de Montréal, croit également que la clé du regain du français réside chez les étudiants étrangers et les travailleurs temporaires.

« L’enjeu montréalais, il est là. Il n’y a jamais eu autant d’immigrants temporaires à Montréal et ils ne sont pas soumis aux mêmes obligations linguistiques que les immigrants permanents. Et c’est compréhensible ! Vous venez à Montréal pour un an, vous risquez de ne pas apprendre le français. Je ne pose pas de jugement moral. Mais je constate simplement que plus on aura d’immigrants temporaires et moins ils seront soumis aux mêmes contraintes que les autres, plus on aura un problème de défense du français à Montréal », dit-il.

« Le français décline ? Non. Il y a des problèmes dans certains lieux, à certains moments, liés à certaines conditions. Il faut apporter des nuances, ce qui ne consiste pas à dire qu’il n’y a pas de problèmes. Ce n’est pas du tout ma position. Il y a des problèmes. Mais dire simplement que tout va mal, […] on cherche des coupables », conclut M. Melançon.

En savoir plus
  • 77,1 %
    Proportion de personnes qui ont déclaré avoir le français comme langue maternelle en 2016 au Québec.
    74,8 %
    Proportion de personnes qui ont déclaré avoir le français comme langue maternelle en 2021 au Québec.
    Source : Recensement 2021 de Statistique Canada
  • 83,7 %
    Proportion de personnes dont le français est la première langue officielle parlée en 2016 au Québec.
    82,2 %
    Proportion de personnes dont le français est la première langue officielle parlée en 2021 au Québec.
    Source : Recensement 2021 de Statistique Canada
  • 23,7 %
    Proportion des Montréalais qui parlent au moins trois langues.
    43,3 %
    Proportion des immigrants admis entre 2016 et 2021 qui résident à Montréal et qui parlent français et anglais.
    Source : Recensement 2021 de Statistique Canada