Les vacances arrivent à grands pas. Et avec elles, souvent, l’espoir de se déconnecter. Enfin. Mais dans un monde hyperbranché, veut-on vraiment laisser son téléphone intelligent de côté ? Peut-on même se permettre d’être injoignable ?

Connectés en tout temps

Midi sur la terrasse d’un restaurant branché. Le soleil plombe, ardent. Un groupe d’amis bruyant s’installe à une petite table à l’ombre.

Aussitôt attablés, ils ouvrent leur cellulaire et balaient d’un geste naturel le carré noir et blanc collé sur la surface de la table. Chacun scrute son écran en silence.

Le tableau est déprimant ? Blâmez la disparition du menu papier.

Depuis la pandémie, de nombreux restaurateurs l’ont abandonné afin de réduire les contacts entre les clients. Plus hygiénique et plus pratique, le code QR a pris sa place sans faire grand bruit. Sauf qu’il n’est jamais reparti.

Désormais, commander une salade César nécessite la plupart du temps un téléphone intelligent (et des données mobiles).

Évidemment, cette nouvelle façon de faire est sans grande conséquence. Mais elle est tout de même éloquente. Dans notre monde hyperconnecté, être branché en tout temps est devenu la norme. À l’inverse, se déconnecter semble de plus en plus difficile. Voire impossible.

À l’approche des vacances, l’envie d’être injoignable devient plus forte. On se promet de laisser son téléphone au fond de son sac, en mode silencieux. Mais pas trop loin. Il doit rester à portée de main. Tout y est : le billet d’avion, la réservation d’hôtel, le laissez-passer de musée… 

« Tout est fait pour nous maintenir connectés », remarque le journaliste français Guillaume Pitron, auteur de L’enfer numérique : Voyage au bout d’un like.

Plus de 5 milliards de personnes ont accès à l’internet. Et l’Union internationale des télécommunications a un plan pour connecter l’humanité entière d’ici 2030.

Pourtant, plusieurs aspirent à la déconnexion. Dans un acte de rébellion, ils rêvent de fermer le clapet à leur téléphone pendant une heure, une journée, une semaine, un mois. Définitivement, parfois.

Certains pays comme la France ont adopté des lois encadrant le droit à la déconnexion dans les dernières années. Des agences de voyages ont aussi senti la bonne affaire et proposent des séjours de détox numérique dans une cabane au fond du bois ou dans une île paradisiaque à la Robinson Crusoé.

Mais voilà, la déconnexion est-elle réellement possible ? Ou sommes-nous captifs d’un monde hyperconnecté ?

La déconnexion comme épreuve

C’est documenté : la surabondance d’écrans dans notre quotidien est mauvaise pour nous.

On connaît ses impacts négatifs sur la qualité du sommeil, la capacité de concentration et d’attention, le développement des enfants, la santé mentale…

Le fait d’être rivé à un écran pendant de longues heures, par exemple, peut occasionner des problèmes de santé, avec une augmentation des risques d’obésité, d’hypertension, de dépression, de problèmes chroniques, de maladies et de mort prématurée, rappelle l’Agence de la santé publique du Canada (ASPQ), qui recommande de limiter son temps d’écran à 3 heures par jour.

En 2020, 27 % de la population canadienne de plus de 15 ans ont déclaré passer plus de 20 heures devant un écran par semaine, selon une enquête de Statistique Canada basée sur une estimation volontaire. Des études récentes révèlent toutefois des chiffres plus préoccupants.

En France, la population de plus de 12 ans passe en moyenne un tiers de son temps éveillé devant un écran, selon le plus récent rapport du Baromètre du numérique. En 2022, 30 % des Français ont passé au moins cinq heures devant un écran chaque jour.

Certains décident de se poser des limites – pas de courriels pendant le week-end, pas d’écran le soir avant de se coucher –, mais éprouvent de la difficulté à s’y plier.

La déconnexion est une « épreuve », estime le sociologue français Francis Jauréguiberry.

Notre rapport au monde se construit de plus en plus par l’intermédiaire du numérique. La preuve : si vous mettez 24 heures à répondre à un courriel, vous commencerez probablement votre réponse en vous excusant. « Et si vous devez vous justifier, c’est que la norme est la connexion perpétuelle », note-t-il.

Aujourd’hui, la déconnexion implique une « prise de risque ». Le risque de s’ennuyer, de se retrouver seul, de perdre en efficacité. Le risque « de se mettre à distance du monde », comme l’a écrit le sociologue dans un article sur le sujet publié il y a quelques années. Se déconnecter aurait nécessairement des impacts sur sa vie familiale, sociale, professionnelle. Résultat : « on ne peut pas se passer [de la connexion]. On serait complètement handicapé sans elle dans notre société », ajoute M. Jauréguiberry.

Vivre une vie déconnectée n’a pas de sens, abonde le journaliste Guillaume Pitron. « C’est même perdu d’avance. » « Le sens de l’histoire est celui d’une connexion toujours plus grande de l’humanité », observe-t-il.

Et pas seulement de l’humain. Plusieurs experts prédisent un avenir proche dans lequel les objets, les animaux et même les végétaux seront connectés. C’est déjà commencé : il y avait près de 10 milliards d’objets connectés dans le monde en 2020, et ce nombre devrait tripler pour atteindre plus de 29 milliards en 2030, selon une étude de marché de Statista.

Déjà, il est possible d’acheter un four intelligent qui vous envoie une notification lorsque votre plat est sur le point de brûler ou une piscine connectée qui vous permet d’ajuster la température de l’eau à distance grâce à une application.

Et c’est sans parler de la progression impressionnante de l’intelligence artificielle dont nous connaissons encore à peine les limites. Les « ChatGPT 5, 6, 7 et 8 » de demain façonneront notre quotidien dans de multiples aspects de notre vie.

La déconnexion deviendra de plus en plus « impossible, puisqu’elle ne reposera même plus sur la volonté humaine. On aura mis l’internet sur le pilote automatique », entrevoit M. Pitron.

Le prix de l’hyperconnexion

Rester connecté, partout, tout le temps. C’est le modèle économique de l’internet, basé sur la captation des données et de l’attention. Pour y parvenir, les entreprises technologiques créent des algorithmes puissants et déploient des milliers de satellites dans l’espace pour connecter le plus grand nombre d’humains possible.

« La connexion, c’est la donnée, la donnée, c’est de l’argent, et l’argent, c’est du pouvoir », souligne Guillaume Pitron.

À grande échelle, la déconnexion d’une ville, voire d’un pays entier, entraînerait nécessairement des conséquences sur l’économie. En 2021, les technologies et services mobiles ont généré 5 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, soit 4,5 trillions de dollars en valeur ajoutée économique, selon le Global System for Mobile Communications.

N’est pas toujours connecté qui veut

Bien qu’elle se réduise, la fracture numérique est encore bien réelle. En 2022, près de 3 milliards de personnes n’avaient toujours pas accès à une connexion internet, la grande majorité d’entre elles étant concentrées dans les pays en développement, selon l’Union internationale des télécommunications. Or, la connexion favorise l’accès au marché de l’emploi, la participation à la société, la transformation de l’économie… Au Québec aussi, un fossé persiste. En 2020, 12 % des ménages ayant un revenu annuel inférieur à 20 000 $ n’avaient pas de connexion internet, d’après l’Institut national de la statistique.

Sauf qu’il y a aussi un coût à maintenir à notre hyperconnectivité. Dans L’enfer numérique : Voyage au bout d’un like, le journaliste expose l’empreinte écologique effarante d’une industrie responsable de 4 % des émissions globales de CO2, soit plus que le secteur civil aérien.

Le numérique nous paraît immatériel. Mais ses impacts environnementaux sont tangibles. De l’extraction polluante de métaux nécessaires à la fabrication d’un iPhone à la quantité vertigineuse d’énergie dépensée à refroidir les centres de données partout dans le monde.

La numérisation de notre monde ne ralentira pas. Mais il est possible de faire mieux, croit M. Pitron.

« Je crois en une prise de conscience du coût écologique, démocratique et de tous les enjeux qui entourent l’internet, pour conscientiser la connexion », plaide-t-il.

Pour une saine connexion

Dominic Girard s’identifie comme un « semi-connecté ».

Il vit sans téléphone intelligent, mais possède un ordinateur portable, indispensable à son travail. Il ne fréquente pas Instagram ou Twitter, mais il a un compte Facebook.

« Je vis dans le monde d’aujourd’hui, mais je ne suis pas d’accord avec tout ce que ça implique », résume-t-il.

Le jeune père sait bien qu’il n’est pas dans la norme. Il s’en aperçoit quand son portail professionnel exige une double authentification par texto. Quand il n’y a pas de menu papier au restaurant.

PHOTO JOCELYN RIENDEAU, LA TRIBUNE

Dominic Girard s’identifie comme un « semi-connecté ».

Pendant la pandémie, la garderie de sa fille demandait aux parents de prévenir de leur arrivée grâce à une application afin de limiter les contacts. La solution qu’il a trouvée : se placer devant une fenêtre et attendre qu’une éducatrice le voie !

Mais sinon, la vie de Dominic Girard n’est pas vraiment plus compliquée. Au contraire, il se sent plus libre.

« C’est comme une façon de préserver ma vie privée qui n’est pas dans la paranoïa ou la méfiance active, mais je pense qu’il serait naïf de croire que ces méga-entreprises numériques ont notre intérêt à cœur », déplore le chargé de cours en travail social à l’Université de Sherbrooke.

Pour Catherine Pascal, maître de conférence, chercheuse et directrice de thèse à l’Université Bordeaux Montaigne, la question ne se pose plus : viser une déconnexion totale est illusoire.

Bien sûr, il y a des militants qui rejettent ces technologies, mais dans la vie de tous les jours, on y est dépendant.

Catherine Pascal, maître de conférence, chercheuse et directrice de thèse à l’Université Bordeaux Montaigne

En revanche, nous devons « reprendre les rênes pour que ces données soient soumises à des régulations ». Et pour que l’humain ne devienne pas « esclave de la machine ». « Le mot, c’est la responsabilisation des usages de la connexion. Une connexion vigilante et pondérée », conclut-elle.

Dominic Girard aimerait qu’on parle davantage de « consentement numérique ». Il pense aux entreprises technologiques qui créent des algorithmes conçus pour captiver l’attention. Au populaire site météorologique qui nous balance « une vidéo de tornade au Wisconsin » sans qu’on ait cliqué sur quoi que ce soit.

Surtout, il souhaite qu’on retrouve un peu de pouvoir sur notre vie.

Un récent article du New York Times rapportait justement que de nombreux restaurateurs avaient décidé de revenir au menu papier.

La raison ? Les clients détestaient les codes QR.

Améliorer son hygiène numérique

  • Prendre conscience de son temps d’écran. Il est généralement possible de connaître le temps passé sur son téléphone dans les réglages de l’appareil. Oui, ça fait mal, mais c’est la première étape pour diminuer son temps d’écran. Pour vous aider, certains appareils permettent de fixer des limites de temps d’utilisation des applications.
  • Enlever les notifications. Elles sont conçues pour attirer notre attention. Ce n’est pas toujours possible, mais les désactiver peut faciliter la concentration et l’efficacité.
  • Se déconnecter de temps en temps. Certains parlent de « bulles de déconnexion », c’est-à-dire des moments ou des contextes où l’on s’oblige à se déconnecter. Par exemple : pas de téléphone après le souper, pas de courriels pendant les vacances, etc.
  • Mettre son écran en noir et blanc. La méthode consiste à supprimer les couleurs de l’interface de son téléphone, qui en permet généralement l’option dans les réglages. Un écran en noir et blanc est moins stimulant.
  • Remettre en question sa relation avec les écrans. Ce ne sont pas tous les usages qui sont mauvais. Vous ouvrez votre téléphone pour vous détendre ? Vous distraire ? Vous vous comparez sur les réseaux sociaux ? Comment vous sentez-vous après votre utilisation ? Neutre ? Vide ? L’exercice est de remettre en question vos habitudes et les raisons qui vous poussent à passer tant de temps sur l’internet.

Des limites… qui ont des limites

PHOTOMONTAGE LA PRESSE

Emmanuel Juchniewski vit au pays du droit à la déconnexion. Ce monde merveilleux qui choque l’Américaine de la série populaire Emily à Paris, car aucun Français ne bosse en dehors des heures normales de travail. Loi oblige.

Pourtant ce samedi, le Français est assis à son bureau improvisé à la maison pour avancer un dossier. « Je respecte le droit à la déconnexion, précise-t-il, je travaille de façon autonome sans contacter mes collègues. » Son patron a l’interdiction d’entrer en communication avec lui.

« C’est seulement de façon ponctuelle que je travaille les soirs, les week-ends et mes journées de congé », jure l’employé d’une société spécialisée dans l’équipement électrique.

Sa conjointe Émilie n’est pas d’accord. « C’est toujours comme ça depuis qu’il a choisi une tâche à 80 % pour passer plus de temps avec les enfants. Son employeur lui donne trop de travail et Emmanuel veut prouver qu’il est capable de boucler les dossiers à temps. »

Dans un monde où le télétravail n’a plus rien d’exceptionnel, les raisons de rester branché après les heures normales de travail sont nombreuses.

Pour éviter d’être inondés par les courriels ou les textos accumulés pendant leur absence, par exemple, certains employés préfèrent ainsi jeter un œil sur leurs outils de communication en tout temps. Au moins 53 % des jeunes professionnels sondés par le Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec (RJCCQ) le font même en vacances.

En mai dernier, 43 % ont aussi avoué ressentir une pression de répondre à leurs courriels en dehors des heures de travail.

La moitié des jeunes avocats la ressent également, si bien que le Jeune Barreau de Québec a demandé en février dernier au gouvernement de légiférer. Sans succès.

« Avec la nouvelle technologie qui a été intégrée dans le quotidien des avocats durant la pandémie, on a pris une direction opposée à la déconnexion. Il y a lieu de trouver un équilibre, car il y a un impact sur le plan de la santé mentale », soutient le président du Jeune Barreau de Québec, MGabriel Dumais.

Je veux votre attention et je l’aurai !

Un employé qui travaille seulement de 9 h à 17 h peut aussi souffrir d’hyperconnectivité, soulève la stratège de culture organisationnelle Julie Tremblay-Potvin. Car en étant bombardé de communications, l’employé ne peut pas s’adonner à du travail profond.

« Si la personne ne répond pas à son texto, son téléphone va sonner. On s’acharne pour avoir son attention. L’urgence de l’autre devient la nôtre. Les travailleurs doivent toujours être disponibles, en alerte », illustre la cofondatrice de la plateforme De Saison, qui outille employeurs et employés pour rendre leur milieu de travail plus sain.

Notre cerveau ne se repose jamais. On tue la concentration. La productivité s’effondre. Les employés aussi.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Julie Tremblay-Potvin, cofondatrice de la plateforme De Saison

Le travail a une autorité sur tout. C’est ce qui permet de se payer un style de vie. Si notre patron ou notre collègue nous écrit, on va être tenté de répondre pour montrer qu’on est engagé, poursuit-elle. Et pour ne plus y penser.

Julie Tremblay-Potvin, stratège de culture organisationnelle

Dans l’esprit de nombreux travailleurs, il est impossible d’être le seul Robinson Crusoé déconnecté sans risquer d’être jugé par son gestionnaire et ses collègues. Ils craignent ainsi d’être taxés d’incompétence. De sous-performance. Ou pire, d’être l’égoïste dont la surcharge de travail retombe sur ses collègues.

Cette perception étant douloureuse à gérer pour un seul employé, l’employeur doit mettre des règles claires d’utilisation des communications et d’heures travaillées non payées, puis les énoncer devant toute l’équipe réunie au même moment.

Les trois sphères de la déconnexion

Il y a trois sphères imputables à la déconnexion : la loi, l’entreprise et l’individu, rappelle Annie Boilard, présidente du Réseau Annie RH, qui regroupe une communauté de professionnels en ressources humaines (RH) et en développement organisationnel (DO).

« Les gens se sont ralliés en disant qu’avec ou sans loi, qu’on oblige ou non les entreprises à avoir une politique, finalement, ça fait juste une entreprise avec une politique. Ça ne fait pas en sorte que les gens respectent la déconnexion », soutient Mme Boilard, qui offre des services en gestion des ressources humaines, développement organisationnel et des formations spécialisées en entreprise.

« On parle maintenant de déconnexion avec une idée pédagogique. »

« Je remarque que certains gestionnaires sont de plus en plus sensibles et comprennent que “déconnexion” ne signifie pas “désengagement” », observe Habi Gerba, présidente et porte-parole de la Jeune Chambre de commerce de Montréal (JCCM), qui s’est prononcée à maintes reprises sur le sujet dans les médias.

Elle note des exemples de sensibilité patronale dans les signatures de courriels : « Mon horaire de travail peut être différent du vôtre. S’il vous plaît, ne vous sentez pas dans l’obligation de répondre à ce courriel en dehors de vos heures normales de travail. »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Pierre Graff, PDG du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec

Même si le télétravail a flouté la ligne entre vie personnelle et professionnelle, le PDG du RJCCQ, Pierre Graff, rappelle qu’on ne veut pas perdre la flexibilité et les horaires éclatés acquis durant la pandémie.

« Même si les employeurs instaurent une culture exemplaire en termes de déconnexion, ce ne sont pas eux qui ont le cellulaire ou l’ordinateur en main en dehors des heures de travail. Il y a une part de responsabilité qui incombe aux employés », indique Pierre Graff.

Selon Annie Boilard, une fois que l’employeur a donné ses indications, il est urgent de passer à l’autogestion. « Gérer nos attentes, nos propres pensées, notre curiosité. Il faut challenger nos habitudes de travail, modifier nos réglages de cellulaire et éliminer les notifications. »

La solution passe par une charge de travail réaliste. Sans cette prise de conscience, appliquer une politique de déconnexion ne sera que le baume sur cet enjeu hypermoderne.