Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Rosalie Bonenfant.

Mon arbre généalogique ressemble à un projet DIY raté.

Certaines de ses branches ont été fendues, frappées par un coup de foudre, d’autres sont rafistolées avec les moyens du bord, tenues par la peur. Au cours de sa croissance, je lui ai bricolé de nouvelles extrémités, mal à l’aise à l’idée de le trouver si dégarni. Des prothèses en forme d’amitié, des relations extrafamiliales pour pallier mon besoin d’unité.

Mon arbre généalogique pourrait figurer dans l’annonce des amputés de guerre qui passe à la télé.

Son tronc scoliosé s’est souvent vu buriner par l’insolence des amours adolescentes. Impudique, il porte ses cicatrices avec fierté, comme un rappel de sa capacité à être aimé, s’offrant tout entier pour qu’on y grave des promesses d’éternité. Ça nous fait ça en commun, lui et moi. On s’épanouit quand on se sent choisi et on fleurit sous toutes les mains qui semblent savoir prendre soin.

La Dre Clément dit que ça ne fait pas forcément de moi quelqu’un d’imbu. Elle me répète patiemment que c’est normal, que c’est ce qui arrive quand l’un de tes parents a eu le sentiment d’inconditionnel un peu plus conditionnel que prévu.

L’autre jour, alors que je m’évertuais à éviter le regard des autres patients dans la salle d’attente de son cabinet, j’ai été frappée d’un flashback. J’étais déjà venue ici. (Une autre fois que tous les mercredis après-midi de la dernière année, je veux dire. Parce que oui, ça, je l’ai compris ; l’idée de faire un suivi, c’est pas mal ça, le concept de la psychothérapie !)

Pour la première fois depuis des années, j’ai repensé à ce samedi gris où j’ai initialement mis les pieds sur ce plancher en tapis. C’était un peu avant d’atteindre la majorité. J’étais venue rencontrer un autre docteur. Un bonhomme austère que je n’aurai finalement vu que cette fois-là. (Un thérapeute, c’est comme un amant ; il faut parfois magasiner avant de trouver chaussure à son pied !) 

Je me suis rappelé ce qui m’avait amenée ici, à l’origine. Évidemment, la période de flou propre à l’adolescence y était pour beaucoup, mais principalement, j’ai repensé à cette main tendue dans le brouillard. La même main qui m’avait conduite jusqu’à la clinique. Celle que je tenais déjà alors que la mienne était juste assez grande pour entourer un seul de ses doigts.

D’aussi loin que je me souvienne, Fanny a toujours eu une main de fer dans un gant recouvrant une impeccable manucure française. Autoritaire et efficace, elle enveloppait sa rigueur avec soin dans une apparence presque éthérée. Avec ses interminables cheveux blonds, ses yeux bleus qui voient ce qui échappe aux autres et ses jambes que je soupçonne encore d’être fusionnées à ses talons hauts, il m’a toujours semblé que Fanny avait tout d’un ange gardien sur des échasses. Même les 12 fois où elle nous a déménagés, maman et moi. Même sous les néons de l’hôpital où elle se rend parfois entre deux quarts de travail, juste pour égayer les patients dont le regard commence à manquer de batterie. Même quand elle avait à peine une vingtaine d’années et qu’elle passait ses journées à essuyer des derrières de bébés.

Il faut savoir, pour saisir toute l’ampleur de son abnégation, que Fanny a déjà ouvert une garderie en une seule nuit. Un soir où elle n’en pouvait plus de travailler chez cette horrible madame Gaëtane qui avait la fâcheuse manie de laisser les enfants chiller dans leurs pantalons pleins de pipi, Fanny a orchestré une sorte de mutinerie. Alors qu’ils venaient récupérer leur enfant, elle a rencontré un à un les parents dans le stationnement pour faire état de la situation et faire part de son plan. Dès le lendemain, elle reprenait la garderie en nous accueillant dans le microsalon de son appartement.

À partir de ce moment, Fanny n’a jamais déserté ma vie. Beau temps, mauvais temps, je peux compter sur sa présence pour affronter n’importe quel déluge. (Même si mon apprentissage de la propreté lui a coûté un sofa !) Elle est venue me chercher à l’école quand j’étais malade, a couvert mes arrières quand je me suis mise dans le pétrin et n’a jamais manqué une occasion de me célébrer. À la voir aussi impliquée, on l’aurait crue capable de colmater le ventre béant d’une enfant carencée avec chacun de ses applaudissements.

Mais qui est-elle exactement par rapport à toi ? me demandaient mes amis. Une tante, une marraine, une gardienne ?

Fanny est une femme-charpente qui veille au maintien de l’équilibre dans ma vie. Elle est de ceux qui se fragmentent en morceaux de générosité pour s’assurer que tout le monde reçoive sa juste ration de chance.

Elle est celle qui se fend en mille pour empêcher les autres de s’effriter. Fanny, à mes yeux, incarne la manifestation physique de toute la valeur que peut revêtir une famille choisie.

Il y a de ces humains qui distribuent sur leur chemin des parcelles d’inconditionnel. Des gens à qui l’on ne doit théoriquement rien et qui n’ont aucune garantie en s’investissant auprès de nous, sinon peut-être l’espoir de récolter ici et là un peu de ce qu’ils ont semé. Des pas-parents, des voisins bienveillants, des animateurs d’ateliers. Tant d’adultes significatifs dans la définition de qui l’on est et qu’on néglige parfois de remarquer.

Je n’ai pas vu Fanny depuis un an maintenant. Deux ans peut-être, je ne sais plus. Parce que… la vie, tout simplement. Et pourtant, parce qu’elle a su m’entendre et me voir quand ça comptait le plus, parce qu’elle a su agir là où d’autres se sont désistés, Fanny appartiendra toujours à la catégorie de ceux qui sont restés.

Je termine mon billet comme je l’ai entamé ; en me disant que je devrais écrire à Fanny pour la remercier…