J’ai l’impression de connaître Élise Gravel depuis toujours. Avec ses monstres et son humour irrévérencieux, cette rock star de la littérature jeunesse est une chouchoute de la maison depuis ses débuts. Mais ce n’est que cet automne que j’ai eu le bonheur de la rencontrer pour la première fois, au moment où elle a reçu le prix Vicky Metcalf du Writers’ Trust of Canada pour l’ensemble de son œuvre.

À l’instar du jury lui ayant décerné ce prix prestigieux, j’admire l’intelligence de l’œuvre d’Élise Gravel et sa manière drôlement brillante d’aborder de façon simple, à hauteur d’enfants, des sujets complexes. J’étais bien curieuse d’en apprendre davantage sur son parcours d’auteure et d’illustratrice engagée à une époque parfois bien enragée.

Élise Gravel a grandi dans l’est de Montréal, dans une maison pleine de livres. Un père professeur d’économie au cégep et auteur prolifique et respecté (François Gravel), une mère infirmière et syndicaliste (Murielle Grégoire). Tous les deux féministes, très sensibles aux injustices sociales et animés par des valeurs d’égalité.

« Je baignais là-dedans, dans cette gauche assez classique de boomers. On lisait beaucoup à la maison. Il y avait énormément de bandes dessinées. Mon père aimait beaucoup ça ! »

Après le cégep, la jeune Élise ne savait pas du tout ce qu’elle voulait faire de sa vie. Au tournant de la vingtaine, après avoir travaillé dans des hôpitaux, des librairies, fait du bénévolat auprès d’enfants et suivi quelques cours à l’université, elle cherchait toujours sa voie. Jusqu’à ce qu’une expérience de monitrice dans une école d’immersion française de l’Île-du-Prince-Édouard suscite chez elle un déclic.

C’est en créant des activités pour des enfants et en dessinant avec eux que je me suis rendu compte qu’on partageait un humour commun.

Élise Gravel

L’expérience lui a donné envie d’explorer davantage l’univers du dessin. De retour à Montréal, elle a repris le chemin du cégep, en graphisme cette fois. Puis, diplôme en poche, il lui a fallu se créer un portfolio. Alors qu’elle n’avait encore ni style bien défini ni clients prêts à l’embaucher, elle s’est amusée à s’en inventer. « Je me suis créé des clients rigolos et niaiseux avec des produits ridicules qui ne servent à rien ! »

Des laisses pour poisson rouge, des gants de boxe en fourrure, du parfum pour mouches… Après avoir aligné sur le sol de sa chambre les 25 fausses publicités de son portfolio, elle s’est dit : « Il me semble que les enfants trouveraient ça drôle ! »

Elle a envoyé son travail à des éditeurs. C’est devenu Le catalogue des gaspilleurs, son premier livre, publié en 2003 chez Les 400 coups, ce qui lui a valu d’être invitée dans des écoles pour parler de surconsommation.

De livre en livre, parfois engagé, parfois juste drôle, Élise Gravel a trouvé sa voie. Mais pas nécessairement un gagne-pain. Lorsqu’elle est tombée enceinte, elle s’est demandé comment elle allait arriver. « J’ai eu une petite passe d’anxiété ! J’étais pas mal pauvre à mes débuts. Je restais dans un petit taudis. Je ne me voyais pas élever mes enfants là-dedans. Je me suis dit que ça me prenait quelque chose de plus stable. »

Elle s’est alors inscrite en soins infirmiers au cégep. « J’ai été acceptée. Et finalement, je me suis ravisée… J’ai continué de faire de l’illustration et ç’a bien été ! »

Aujourd’hui, son succès est tel qu’elle ne sait même plus exactement combien de livres elle a publiés – environ 60, traduits dans une trentaine de langues. Mis à part quelques œuvres conçues spécifiquement pour les lecteurs québécois comme Le Grand Antonio, ses livres sont depuis plusieurs années publiés d’abord aux États-Unis avant de l’être au Québec. « Pour des raisons financières », explique-t-elle. C’est ce qui lui a permis d’en faire un gagne-pain, le Québec francophone étant un trop petit marché.

Maintenant qu’elle peut vivre de son œuvre, elle a envie de passer à une autre étape.

Plus ça va, moins j’ai envie de faire des livres aux États-Unis. Le Québec et les États-Unis, c’est deux planètes différentes. C’est vraiment plus le fun ici !

Élise Gravel

Le Québec a une culture littéraire pour enfants beaucoup plus ouverte, constate-t-elle. « Moins peureuse, moins encarcanée, moins puritaine… On est beaucoup plus libres dans la création, ne serait-ce que grâce au Conseil des arts du Canada avec lequel les éditeurs peuvent survivre même s’ils ne font pas de mégasuccès. Aux États-Unis, ils n’ont pas ça. »

Résultat : les éditeurs américains, soumis aux diktats du marché, composent avec la crainte constante de se faire poursuivre ou que leurs livres ne soient pas assez vendeurs.

Elle me donne l’exemple de son album Ada la grincheuse en tutu. Sur la page couverture de l’édition québécoise, Ada, qui n’aime pas ses cours de ballet, est clairement… grincheuse. Mais dans la version anglaise, The Cranky Ballerina, il a fallu la redessiner avec une expression plus neutre. « Je n’avais pas le droit de mettre sa face pas contente sur le livre ! Parce que c’est négatif et les gens, me disait-on, n’aiment pas voir ça sur une couverture. J’ai tellement trouvé ça ridicule, ça m’a vraiment fâchée ! Ce n’est pas la faute des éditeurs, mais de leur marché qui est vraiment… plate ! »

Au point où elle en est dans sa carrière, Élise Gravel a aujourd’hui le luxe de faire ce qu’elle veut et de dire aux éditeurs que c’est à prendre ou à laisser. « Ça ne me tente plus de me faire dire : ‟ça, c’est trop négatif !” »

Un autre problème de taille auquel elle se bute aux États-Unis est celui de la censure. Ses livres considérés comme trop subversifs, qui écorchent la morale conservatrice, sont carrément mis à l’index dans certains districts scolaires. C’est notamment le cas de Pink, Blue and You ! (Le rose, le bleu et toi !), un album sur les stéréotypes de genre banni dans la Bible Belt.

« Ce livre ne rentre pas dans les bibliothèques scolaires du sud des États-Unis, c’est impossible ! »

Élise Gravel publiera prochainement Alerte : culottes meurtrières ! (Scholastic), un ouvrage sur la désinformation, qui deviendra sans contredit un outil précieux pour les enseignants du primaire. Destiné aux élèves de 5e et 6année, le livre, à la fois hilarant et instructif, vise à les aider à déceler les fausses nouvelles, la désinformation et les théories du complot.

Élise Gravel a commencé à y travailler durant l’ère Trump. « Sa seule présence était terrifiante. Puis, il y a eu le début de la pandémie, la peur des vaccins, les conspirations, les histoires de 5G… Je voyais les enfants et je me disais : comment tu veux qu’ils se fassent une idée avec tout ce qu’on entend ? »

En parcourant l’album, on se dit qu’il fera aussi œuvre utile pour les adultes. « Ça s’adresse même à moi ! J’y parle beaucoup d’empathie. J’essaie de ne pas juste aborder la chose sous l’angle : ça, c’est une vraie nouvelle ; ça, c’est une fausse nouvelle. Sinon, les enfants vont toujours sentir que s’ils croient la mauvaise personne, ils sont épais. Mais non ! Je veux aussi que l’on comprenne pourquoi on a tendance à croire telle ou telle chose. C’est quoi, un biais de confirmation ? C’est basé sur les émotions, la peur, ce qui nous est arrivé dans notre vie, notre fragilité… »

En plus de ses livres engagés, Élise Gravel n’hésite jamais à utiliser ses tribunes dans les réseaux sociaux pour défendre des causes qui lui tiennent à cœur – sauf Twitter, qu’elle a quitté récemment lorsque le misogyne notoire Andrew Tate, autrefois banni, y a fait son retour grâce à Elon Musk. « Ç’a été la goutte pour moi… »

Elle organise sporadiquement des collectes de fonds sur sa page Facebook. Elle l’a fait au début du mois de décembre pour le Collectif Bienvenue, en s’engageant à égaler la mise de ses donateurs, ce qui a permis d’amasser 12 000 $ en une seule journée pour cet organisme d’aide aux réfugiés.

Sur son site internet, elle offre régulièrement des affiches éducatives gratuites sur des sujets divers (racisme systémique, réfugiés, consentement, stéréotypes de genre, etc.). Malheureusement, même pour des bandes dessinées bon enfant qui, à première vue, n’ont rien de controversé, les réactions sont souvent déroutantes. « Ça vient toujours avec un backlash… C’est rendu difficile. » Pour certains sujets, lorsqu’elle n’a pas envie que des agitateurs d’extrême droite viennent polluer son fil avec leurs commentaires, elle demande l’aide de modérateurs.

Elle n’entend pas se taire pour autant. « J’ai envie de continuer à être une auteure engagée même si c’est une bataille interne pour moi – parce que j’ai aussi envie de faire des niaiseries ! Et des fois, je me tape sur les nerfs. J’ai l’impression d’être moralisatrice ou d’avoir un message trop politico-social avec les enfants. Mais je ne peux pas m’en empêcher ! Ça me prend ça parce que j’ai peur du monde dans lequel mes enfants vont vivre. »

Pour ne pas être trop enragée, il lui faut demeurer engagée.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Je ne bois pas de café. J’aime le bon thé. Je transporte d’ailleurs mes sachets de feuilles de thé partout avec moi. Et je me fais tout le temps fouiller ma valise à cause de ces petites feuilles vertes dans un sac Ziploc !

Un livre sur ma table de chevet : Le roman Some Hellish (Goose Lane) de Nicholas Herring, lauréat du prix Atwood Gibson du Writers’ Trust of Canada.

Un film récent que j’ai beaucoup aimé : Everything Everywhere All at Once. Un film de science-fiction avec une maman chinoise. Avec du merveilleux, beaucoup d’humour, de la douceur et de la tendresse… C’est la recette magique de ce que je veux faire dans les livres pour enfants.

Un talent que j’aimerais posséder : Le jardinage. J’aimerais être capable de m’autosuffire un jour sur le plan alimentaire. J’aimerais cultiver un potager. Je viens de commencer. J’aime vraiment ça. Je rêverais d’être assez bonne pour vivre à la campagne et subvenir un peu à mes besoins.

Qui est Élise Gravel ?

  • Née à Montréal en 1977
  • Diplômée en graphisme du collège Ahuntsic
  • Prix du Gouverneur général 2012 dans la catégorie Illustrations pour La clé à molette
  • Prix jeunesse des libraires du Québec 2015, catégorie 12-17 ans, pour le roman illustré Jessie Elliot a peur de son ombre
  • Prix Droits et Libertés 2019 de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse