Entre la crise climatique, les épidémies, les guerres et la menace d’une récession, les optimistes passent parfois pour des imbéciles heureux. Pourtant, les faits sont clairs : l’humanité n’a jamais aussi bien vécu. Mais ce progrès, qui s’est fait aux dépens de la planète, peut-il continuer ? Chose certaine, le pessimisme n’est pas la solution, écrit Paul Journet.

Les faits sourient

Fermez les yeux et pensez à un optimiste. Quelle image vous vient en tête ? Un coach de vie qui parle vite sans cligner des paupières ? Un jeune millionnaire aux dents aussi étincelantes que sa santé ? Un collègue doué dans le déni ?

Hans Rosling propose une autre réponse : une personne informée. L’épidémiologiste suédois en a fait la thèse d’un best-seller publié peu avant sa mort en 2017 : Factfulness. Comme dans : l’art de baser son jugement sur les faits. Car selon lui, la vie n’a jamais été aussi bonne.

PHOTO HENRIK MONTGOMERY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Hans Rosling en 2015

Rosling avait conçu une liste de questions à choix multiples. Plus de 10 000 personnes d’une dizaine de pays y ont répondu.

Avant de donner le résultat, je vous en soumets quelques-unes.

1. Dans les pays à faible revenu, combien de petites filles finissent l’école primaire ?

  • A. 20 %
  • B. 40 %
  • C. 60 %

2. Au cours des 20 dernières années, la proportion de la population mondiale vivant dans une extrême pauvreté…

  • A. a presque doublé
  • B. est restée à peu près stable
  • C. a presque diminué de moitié 

3. Comment a évolué le nombre de morts par catastrophe naturelle au cours des 100 dernières années ?

  • A. Il a plus que doublé
  • B. Il est resté à peu près stable
  • C. Il a diminué de plus de la moitié

4. Dans le monde entier, les hommes de 30 ans ont en moyenne passé 10 ans à l’école. Combien d’années les femmes du même âge ont-elles passées à l’école ?

  • A. 9 ans
  • B. 6 ans
  • C. 3 ans 

Les bonnes réponses sont :
1. C 2. C 3. C 4. A

Si vous avez échoué, consolez-vous. Vous êtes en excellente compagnie. La moyenne mondiale est spectaculairement médiocre : 2/12. C’est pire que le hasard. Des chimpanzés auraient fait mieux.

Pourquoi ? Rosling accuse les biais pessimistes qui contaminent le jugement de tous les répondants, même les plus éduqués.

Il a déterminé 10 biais. Parmi eux : on idéalise le passé, on remarque davantage les mauvaises nouvelles et on classe le monde en deux groupes, comme les pauvres et les riches, en oubliant ceux proches du milieu et dont la situation s’améliore.

Ce pessimisme ne résulte pas seulement des travers de notre cerveau sélectionnés par l’évolution. Il est aussi un produit de notre culture.

Les optimistes ont mauvaise réputation. On peut remonter jusqu’à Voltaire. Dans son célèbre conte Candide, l’optimiste était dépeint en imbécile heureux. En naïf dont on se moque avec attendrissement.

Les dictionnaires de citations débordent de formules qui se ressemblent : le pessimisme serait une preuve de lucidité tandis que l’optimisme découlerait de la volonté⁠1. Une résistance qui relève du devoir. Un combat absurde contre un monde où la défaite semble inévitable.

Le cynisme devient ainsi un mécanisme de défense. Dans le doute, on ne veut pas être l’idiot de la farce. Alors mieux vaut se dire que tout est pourri et rester sur ses gardes.

Je cite le journaliste Hunter S. Thompson : « Dans un monde rempli d’escrocs, le péché ultime est la stupidité… »

C’est contre cette tendance que s’est développé dans les dernières années un courant rationaliste et optimiste auquel appartenait Rosling. Steven Pinker, professeur de psychologie à l’Université Harvard, né à Montréal, en est un autre chantre.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Steven Pinker, professeur de psychologie à l’Université Harvard

À la morosité ambiante, il répond avec des chiffres. Beaucoup, beaucoup de chiffres. Dans son essai La part d’ange en nous, une brique de 1050 pages, il démontre méthodiquement que l’humanité ne s’est jamais si bien portée. La mortalité infantile recule, tout comme la pauvreté extrême, la malnutrition, la famine et les morts violentes. Et en parallèle, les droits des femmes et des minorités s’améliorent en même temps que l’espérance de vie, le taux de vaccination et la santé en général.

Imaginez-vous avec un mal de dents à la campagne en 1823. Ça devait faire mal longtemps…

La thèse de Rosling et de Pinker s’applique aussi au Québec. Le progrès y a été particulièrement rapide depuis la Révolution tranquille. Et depuis le début du nouveau siècle, la majorité des indicateurs ont continué de progresser. Le taux d’emploi et le revenu par habitant ont augmenté tandis que les taux de pauvreté et de criminalité ainsi que les inégalités de revenu et entre les sexes ont diminué⁠2.

Alors la sentez-vous, cette irrésistible envie d’ouvrir la fenêtre pour chanter votre bonheur ? Non ? Vous n’êtes pas seul, et vous n’avez pas forcément tort non plus.

Ce n’est pas parce que les gens vont mieux qu’ils vont bien. Et ce n’est pas parce que ça va mieux que la tendance se maintiendra.

Car le progrès fulgurant des deux derniers siècles s’est fait aux dépens des écosystèmes, et le remède d’autrefois rend aujourd’hui malade.

1. Lisez un dossier de Catherine Handfield sur le mythe voulant que les dépressifs seraient plus lucides ⁠2. Consultez les indicateurs du groupe G15+

Un optimisme extrême

PHOTOMONTAGE JULIEN CHUNG, LA PRESSE

En lisant Rosling, Bill Gates a eu un enthousiasme un peu suspect. Le multimilliardaire était heureux d’apprendre que nous vivions dans la meilleure version connue de notre histoire. Tellement qu’en 2018, il a offert un exemplaire du livre Factfulness à 4 millions de diplômés universitaires américains.

Dans le quiz de l’épidémiologiste, il y a une question à laquelle M. Gates et les autres participants au Forum économique mondial de Davos ont très bien fait. Plus de 60 % d’entre eux savaient que la pauvreté extrême avait diminué de moitié.

Leur réussite n’est pas surprenante. Après tout, ils s’appuient souvent sur cet indicateur pour justifier leur siphonnage de la richesse. Il reste que même si des millions de personnes gagnent désormais un peu plus de 2 $ par jour — le seuil de la pauvreté extrême —, cela n’en fait pas des privilégiés. Elles vivent plus longtemps, mais elles essaient surtout de survivre. En travaillant beaucoup pour peu d’argent.

Encore une fois, on pourrait répondre que c’était pire avant. En 1900, un Canadien travaillait en moyenne 3102 heures par année. En 2017, c’était 1696 heures⁠3. Cette tendance s’observe dans la majorité des autres pays, mais il y a des exceptions comme la Chine et l’Inde, où le nombre d’heures a peu diminué depuis un siècle.

Tout dépend de l’époque à laquelle on se compare. La révolution industrielle n’est peut-être pas le meilleur point de référence. Des anthropologues avancent qu’en comparaison avec d’autres sociétés plus anciennes, nous travaillons beaucoup aujourd’hui⁠4.

Et quelque chose d’essentiel échappe aux piles de graphiques et de tableaux qui célèbrent notre progrès. Que ce soit rationnel ou non, qu’on soit d’accord avec eux ou non, des gens se sentent pris au piège par notre système économique.

La relation entre le bien-être subjectif et les conditions objectives de la société n’est pas simple. Un exemple extrême : Londres durant la Seconde Guerre mondiale. Les bombes pleuvaient, la nourriture manquait, la vie y était pénible. Et malgré tout, le taux de suicide a diminué, comme le rappelle l’historien Rutger Bregman dans Humanité : une histoire optimiste. La guerre aurait renforcé l’altruisme et le sentiment de communauté. Il en conclut que même sous les pires conditions, les gens sont capables du meilleur.

Mais parfois, la complexité de certains enjeux les dépasse. Il y a un danger qui met à l’épreuve l’optimisme des plus braves et qui ébranle notre conception du progrès. Le dérèglement du climat et l’extinction accélérée du vivant.

Là-dessus, les données probantes sont claires : si rien ne change, ça ne va pas bien aller.

⁠3. Comparez l’évolution des heures de travail (en anglais)

⁠4. Je pense aux cas recensés dans le livre Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité de David Wengrow et de David Graeber.

Le sens du progrès

PHOTOMONTAGE JULIEN CHUNG, LA PRESSE

Une image de l’essayiste Nassim Nicholas Taleb me vient en tête. Une dinde jase avec ses voisines. Elle s’enthousiasme : voilà 99 jours consécutifs qu’on nous gave, quelle belle vie ! Dans la cuisine, les couteaux s’aiguisent. La date du lendemain est encerclée sur le calendrier : ce sera l’Action de grâce.

Réfléchissons-nous comme des dindes ? Le progrès relève-t-il de la foi naïve ?

La question divise depuis longtemps.

Dans son sens étymologique, « progrès » renvoie à une direction, un mouvement vers l’amélioration. Au XIXe siècle, le progrès était associé à la gauche, qui croyait à l’avancée inarrêtable de la science et de la raison.

Mais cette foi a été ébranlée depuis. La théorie de l’évolution nous a appris que l’histoire ne répond pas à un dessein supérieur. Et le XXe siècle a montré que l’énergie nucléaire peut à la fois être utilisée pour chauffer les maisons et détruire le Japon.

Bref, il n’y a pas de sens à tout cela. L’histoire n’est pas une flèche tendue vers le progrès ni vers la réalisation d’un projet divin. Personne ne sait avec certitude ce que l’avenir nous réserve. Et des reculs, ça arrive, comme aux États-Unis, où la démocratie s’affaiblit.

C’est ici que l’optimisme peut prendre une autre signification. Ce n’est pas seulement un constat rétrospectif sur ce qui s’est amélioré. Il peut aussi être une anticipation de ce qui vient. Le progrès est-il nécessairement ce que l’avenir nous réserve ? Et si la réponse est non, comment s’ajuster avant qu’il ne soit trop tard ?

Selon les optimistes qui croient au progrès — particulièrement ceux qui se situent au centre de l’échiquier politique —, notre trajectoire actuelle ne requiert qu’un aiguillage. Plus de développement économique, mais de façon durable. Plus de croissance, mais verte. Plus de capitaux, mais pour l’innovation. En espérant que le capitalisme, qui consomme 1,79 fois ce que la planète peut produire, engendre de lui-même la solution.

Hans Rosling ne niait pas cette menace.

D’ailleurs, son test contenait 13 questions. J’ai écrit que la moyenne mondiale était de 2/12. J’ai volontairement omis la dernière, où Rosling demande si les experts estiment que la température moyenne augmentera, restera la même ou baissera dans les 100 prochaines années.

Pas moins de 86 % des gens connaissent la bonne réponse (la température moyenne augmentera). C’est l’exception à la règle. « En termes de sensibilisation de l’opinion, c’est une magnifique success story », conclut l’auteur.

Mais il y a un autre biais dont Rosling ne parle pas dans son livre : le biais d’optimisme, où les gens sous-estiment la probabilité d’être affectés par un évènement négatif. La société entière en semble atteinte.

On est à la fois informé et inconséquent. La planète se dirige vers un réchauffement de 2,5 ℃ d’ici la fin du siècle⁠5. Et ça, c’est à condition que les pays respectent leurs engagements actuels.

Les optimistes réduisent cette crise à un problème technique auquel l’innovation saura répondre. Ils ne peuvent en être certains, mais ils font le pari d’y croire.

C’est le cas des économistes qui misent sur le « découplage » — une hausse du produit intérieur brut qui se ferait tout en diminuant les émissions de gaz à effet de serre (GES). Cela s’est observé en effet au Québec, de façon modeste, depuis 1990. Mais chaque baisse additionnelle devient plus difficile, et la baisse à venir des GES devra être rapide. D’une vitesse sans précédent dans l’histoire de l’humanité.

⁠5. L’estimation vient du plus récent rapport de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques.

Lisez le rapport (en anglais)

L’optimisme comme un devoir

PHOTOMONTAGE JULIEN CHUNG, LA PRESSE

La science nous sauvera-t-elle ? Peut-on être optimiste ?

J’en ai discuté avec l’économiste François Delorme (Université de Sherbrooke) et le sociologue Éric Pineault (Université du Québec à Montréal).

M. Delorme y voit un problème : le temps manque. « Si on parlait de pauvreté, je pourrais croire que les choses iront mieux. Mais avec le climat, c’est différent. On ne peut pas attendre. Les climatologues recommandent de plafonner les GES à partir de 2025. C’est demain matin ! On approche de la limite de 450 ppm [la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère]. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

François Delorme, chargé de cours au département de sciences économiques de l’Université de Sherbrooke

Il ajoute que la planète est au seuil de cinq points de bascule — des évènements où les effets se combinent et se multiplient⁠6. Par exemple, le dégel du pergélisol va libérer du méthane dans l’atmosphère, et la fonte de la calotte glaciaire du Groenland fera en sorte que l’eau absorbera davantage les rayons solaires. Dans les deux cas, la conséquence est la même : le réchauffement s’accélérera et sera encore plus difficile à freiner.

C’est pour cette raison que M. Pineault se méfie des optimistes. À ses yeux, l’objectif de carboneutralité pour 2050 a un défaut : reporter les décisions urgentes en espérant que le progrès technologique nous sauvera.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Pineault, professeur au département de sociologie à l'UQAM

Des économistes comme M. Delorme prônent un ralentissement de la croissance. M. Pineault milite quant à lui pour la décroissance.

Ils ont en commun toutefois de voir les ravages de la crise sur leurs étudiants. « On a un atelier sur l’écoanxiété à la maîtrise et on les ramasse à la petite cuillère », raconte le sociologue.

Mais il les met en garde contre le pessimisme, qui risque de confiner à l’impuissance et au désespoir.

Voilà l’autre visage de l’optimisme : il est moins une prédiction sur l’avenir qu’une confiance en la capacité de le changer. Une volonté d’envisager la vie autrement. Un appel à l’action, croit M. Delorme.

« Avant, j’étais optimiste. Maintenant, je me qualifie de lucide. Mais je ne descendrai pas plus bas. Je ne veux pas devenir tétanisé par la peur et figé dans l’inaction. »

Éric Pineault place sa confiance dans la collectivité et non dans la technologie. « Je crois à l’innovation sociale, résume-t-il. Dans le passé, des collectivités ont réussi à s’adapter à des conditions très difficiles. On l’a déjà fait, et on serait capable de le refaire. Mais il se fait tard… »

⁠6. Lisez notre texte de nouvelle sur les points de bascule Faites le quiz de Hans Rosling en entier (en anglais)
En savoir plus
  • 45 %
    En 2017, les Canadiens travaillaient en moyenne 45 % moins d’heures chaque année par rapport à 1900. Au total, un Canadien travaillait en moyenne 3102 heures par année en 1900, contre 1696 heures en 2017.
    source : Our World in Data
    2,5 °C
    La planète se dirige vers un réchauffement de 2,5 ℃ d’ici la fin du siècle.
    source : Conférence des Nations unies sur les changements climatiques
  • 415 ppm
    La concentration de CO2 dans l’atmosphère a atteint 415 parties par million (ppm) en 2021, en hausse de 2,5 ppm, selon une compilation des mesures recueillies par plus de 100 stations météo dans le monde. C’est du jamais-vu depuis des millénaires.
    source : Organisation météorologique mondiale