Pour son deuxième long métrage, Guillaume Senez s'est inspiré d'un évènement de sa vie personnelle pour écrire et réaliser un film qui traduit bien les défis auxquels bien des gens font face à notre époque. Du coup, il offre à Romain Duris l'un de ses plus beaux rôles. Le cinéaste était de passage au festival Cinemania la semaine dernière.

Nos batailles relate l'histoire d'un homme, père de jeunes enfants, qui doit complètement réorganiser sa vie professionnelle et familiale quand sa femme quitte le foyer sans crier gare et ne donne plus aucune nouvelle. Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire cette histoire?

Il se trouve qu'au moment où je préparais Keeper, mon premier long métrage, la mère de mes enfants et moi nous sommes séparés. Depuis, nos enfants vivent avec l'un et l'autre, en garde partagée. Je me suis alors mis à penser à ce qui surviendrait si mon ancienne conjointe avait décidé de couper tous les ponts, y compris avec les enfants. Comment j'aurais dû, alors, trouver un nouvel équilibre en jonglant tout seul avec la vie professionnelle et la responsabilité parentale. Je suis donc parti d'un élément de ma propre vie, mais à l'écriture, l'histoire a rapidement emprunté une direction qui n'a plus rien à voir avec la mienne. Le rôle d'un cinéaste est de poser un regard sur le monde qui l'entoure. Et comme il y a bien des choses qui me titillent dans le monde du travail, j'ai choisi comme cadre professionnel une société de type Amazon, symbole du capitalisme 2.0.

La performance de Romain Duris est saluée de façon unanime. Avez-vous pensé à lui dès l'étape de l'écriture?

Pas au départ, non. Je commence à penser aux comédiens seulement quand j'ai en main une structure qui, à mon sens, tient la route. C'est au moment où j'ai franchi cette étape que j'ai pensé à Romain. Comme il avait déjà aimé Keeper, ce qui est une très grande chance, ça s'est fait assez facilement. Romain était pour moi un choix évident, car en plus d'avoir travaillé avec de grands cinéastes, Jacques Audiard, Christophe Honoré, Patrice Chéreau, il a cette envie - et la capacité - de se transformer d'un rôle à l'autre, avec beaucoup de créativité. Il aime prendre des risques. Je savais qu'on allait bien s'entendre.

Parlant de direction d'acteurs, vous empruntez une méthode quand même un peu particulière avec eux, dans la mesure où vous ne leur donnez pas les dialogues...

Les dialogues sont très écrits, mais je préfère que les comédiens les découvrent d'eux-mêmes, grâce à des impros très dirigées. À l'arrivée, il y a très peu de différences entre le scénario et le film. J'aime cette méthode, car elle amène une spontanéité et un naturel qu'on ne pourrait probablement pas atteindre autrement. Pour moi, l'idée de fabriquer un film, c'est ça: faire mieux que ce qui est écrit au départ. Cette technique nous permet de sublimer le scénario. J'aime les hésitations qu'on retrouve dans les conversations et qu'on a tendance à effacer au cinéma. Et puis, il y a une vraie connexion qui s'établit entre des comédiens qui doivent obligatoirement se regarder et s'écouter.

Cette méthode ne s'apparenterait-elle pas à celle du cinéaste britannique Mike Leigh? Qui travaille beaucoup en ateliers avec ses acteurs avant de tourner?

Je me sens très proche de Mike Leigh, avec qui j'ai beaucoup d'affinités. Il est toujours à la recherche de l'émotion juste et son cinéma est empathique. Naked m'a beaucoup marqué, mais les films de Mike Leigh en général m'inspirent beaucoup.

Comment le cinéma est-il entré dans votre vie?

Comme une évidence, même si je ne proviens pas du tout d'une famille d'artistes. À 15 ans, j'allais voir Naked alors que mes potes allaient voir les blockbusters (que j'allais voir aussi). Dans un cours, on a demandé aux étudiants ce qu'ils voulaient faire plus tard et quand mon tour est arrivé, je n'ai pas su quoi répondre. Les autres l'ont alors fait pour moi. Ils ont tous dit que j'allais faire du cinéma, car j'avais réalisé un petit film entre étudiants que j'avais entièrement pris en charge. J'ai ensuite fait mon petit bonhomme de chemin. Je suis très conscient de la chance que j'ai, car il y a bien des gens qui n'ont toujours pas trouvé leur vocation à 40 ans. C'est un luxe auquel je continue de croire, même si le combat est quotidien, et même si ce n'est pas toujours simple, surtout pour le cinéma d'auteur. J'ai mis sept ans à faire Keeper, et quatre pour Nos batailles.

Vous êtes un cinéaste franco-belge, né à Bruxelles d'un père français et d'une mère belge, et vous habitez toujours la capitale de la Belgique. Le cinéma belge, en particulier celui de la Wallonie, a produit des films très forts, récompensés dans les plus grands festivals de cinéma du monde. Comment l'expliquez-vous?

Les frères Dardenne et Jaco Van Dormael nous ont ouvert les portes. Les écoles de cinéma se sont améliorées aussi, car de bons cinéastes ont été embauchés comme profs. Je pose évidemment un regard plus attentif sur le cinéma belge, j'en suis fier aussi, mais il ne s'agit pas d'un héritage direct. Je serais mexicain que je serais probablement influencé par le cinéma des frères Dardenne de la même façon. En fait, le problème, c'est qu'il n'existe pas un sentiment de fierté en Belgique pour la culture. Humainement, c'est magnifique, l'autodérision, le surréalisme et tout ça, mais sur le plan culturel, c'est très difficile. Les médias ne s'intéressent à nous qu'à partir du moment où une reconnaissance est obtenue en France.

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Nos batailles est présentement à l'affiche.

Photo fournie par Axia Films

Romain Duris dans Nos batailles, un film de Guillaume Senez