Il y a d'abord eu une image. Celle des dirigeants d'Air France, chemises déchirées, pris à partie par des employés en colère pour finalement grimper un grillage sous escorte policière. Cette image, très forte, a poussé Stéphane Brizé à écrire En guerre, un film dont le récit est construit autour de la colère d'ouvriers, furieux que des dirigeants à l'étranger décident de fermer l'usine dans laquelle ils travaillent, sans aucune justification. Le cinéaste a accordé une entrevue à La Presse la semaine dernière.

Cette image des dirigeants d'Air France agressés par des employés en colère était très forte. Elle a vraiment été l'élément déclencheur d'En guerre?

Cette image m'a vraiment interpelé. Une fois le moment de sidération passé, car cette image était quand même assez incroyable, je me suis demandé comment diable en étions-nous arrivés là. Comment peut-on atteindre un tel niveau de colère? Derrière la violence, il y a de la colère, mais avant la colère, il y a de la souffrance. J'ai intégré cette réflexion à l'intérieur de la problématique industrielle occidentale.

Des gens se sont tus pendant des années et ils se seraient tus encore longtemps s'ils avaient encore du travail, car le système est ainsi fait. Je ne suis pas un révolutionnaire ni un anticapitaliste, mais il est important de parler de la dérive d'un système qui engendre autant de souffrance.

Quelle a été votre approche? Comment ne pas tomber dans les schémas simplistes et trouver le bon dosage?

Il est important pour moi de traiter certains sujets sociaux avec le désir d'aller vers le spectateur. Je veux parler du monde avec les outils de la dramaturgie les plus efficaces possible, sans être putassier. Je veux que le spectateur ait accès à ce propos, sans ne rien simplifier ni contourner. Pendant la projection au Festival de Cannes - c'était la même chose pour La loi du marché - , j'ai senti qu'il se passait quelque chose, que le propos résonnait dans le coeur des gens. Le monde est quand même d'une grande brutalité.

Justement, votre film a été lancé à Cannes, mais, contrairement à La loi du marché, il a été écarté du palmarès alors que plusieurs festivaliers s'attendaient à ce qu'il y figure à un titre ou à un autre. Avez-vous ressenti une injustice?

Pas du tout. Un jury est libre de ses choix. Une sélection constitue déjà une très grande occasion pour un film, et l'accueil qu'on nous a réservé a été exceptionnel. En plus, les films sélectionnés à Cannes sont ultramédiatisés en France, et le nôtre est sorti dans les salles dans la foulée. Il se trouve qu'En guerre a pris l'affiche au beau milieu des grèves monstres de la SNCF, qui ont duré des mois et qui ont exaspéré bien des gens. Il est difficile de savoir pourquoi le film a moins bien fait que La loi du marché, même s'il a quand même bien marché. Les gens en avaient-ils plein le dos du syndicalisme? Ce film permet pourtant d'éclairer quelque chose sur les mécanismes à l'oeuvre, chose que les médias ne peuvent pas faire. La fiction devient l'image manquante, en quelque sorte.

Pendant longtemps, les ouvriers ont été associés à la gauche. Or, on a le sentiment que le discours populiste de droite, voire d'extrême droite, séduit aussi des gens au sein de ce milieu. Comment l'expliquez-vous?

De tout temps, à partir du moment où il y a une souffrance dans la société, il y a des partis très opportunistes, souvent positionnés à l'extrême droite, qui vont mettre de l'avant des solutions ultrasimplistes, souvent basées sur l'exclusion, la peur du prochain, la peur de l'étranger, la peur de toute différence. Cela se répand partout en Europe. Les termes qu'on utilise, la violence des propos, et cette façon décomplexée de les utiliser ouvertement, tout cela contribue à créer un climat très inquiétant. Je suis aussi choqué qu'un mot comme « populiste » soit désormais autant associé à la gauche qu'à la droite, car on semble vouloir leur faire dire la même chose. Or, ce n'est pas vrai. Il n'y a aucun discours d'exclusion à gauche. Les mots ont du sens et je l'ai bien compris en fabriquant ce film. On donne à des mots - "compétitivité" par exemple - un sens qui ne correspond pas à la réalité.

Vincent Lindon est devenu votre acteur fétiche. En guerre est votre quatrième film ensemble. Vous avez déjà déclaré qu'il n'y avait aucune complaisance entre vous. Qu'est-ce que cela veut dire?

Comme on se connaît depuis 10 ans, Vincent et moi, on se dit vraiment les choses. Il n'y a pas de poussière sous le tapis. 

Nous avons des réactions similaires face aux différents enjeux et nous avons développé une forte complicité. Nous avons aussi le sentiment de progresser ensemble. Autrement dit, notre forme de couple est assez idéale. On a les avantages sans les inconvénients!

Creuserez-vous le même sillon dans un prochain film?

C'est maintenant une nécessité pour moi de regarder comment le monde fonctionne, mais je ne le ferai pas forcément du côté des ouvriers. C'est un grand paradoxe, car en tant qu'artiste, qu'on soit romancier, peintre ou cinéaste, on se nourrit de la souffrance du monde. Malheureusement, elle offre un terreau de création plutôt grand.

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En guerre est à l'affiche.

Photo fournie par MK2 | Mile End

En guerre est le quatrième film de Stéphane Brizé qui met en scène l'acteur Vincent Lindon.