Jean-Pierre Jeunet avait envie de se bousculer un peu et d'entrer dans l'univers d'un autre. L'adaptation du roman de Reif Larsen The Selected Works of T.S. Spivet lui a donné l'occasion de relever plusieurs défis à la fois.

Au départ, il avait donné le mandat à un «lecteur», le conseiller en scénario Julien Messemackers, de lire des romans et de lui indiquer ceux qui, peut-être, pourraient faire l'objet d'une adaptation au cinéma. Jean-Pierre Jeunet était en train de tourner une publicité en Australie quand la précieuse suggestion est enfin arrivée.

«Après Micmacs à tire-larigot, je n'avais pas envie de me lancer dans l'écriture d'un scénario original, a expliqué le cinéaste lors d'un entretien accordé à La Presse. J'aime alterner de toute façon. Et là, on m'envoie ce bouquin. Julien insiste pour que je lise ce premier roman d'un jeune auteur américain inconnu. Ce fut le coup de foudre. L'idée de pouvoir tourner dans de grands espaces m'attirait beaucoup. Et puis, c'est une histoire d'émotion. Elle m'offrait l'occasion de pouvoir explorer cet aspect de façon plus directe que dans mes films précédents. Aussi, dès la lecture, la 3D me semblait essentielle!»

Le cinéaste a ainsi été touché par l'histoire de T.S. Spivet, un petit surdoué d'une dizaine d'années, passionné de sciences, qui vit sur un ranch au Montana en compagnie de sa famille. Inventeur d'une machine à mouvement perpétuel, il est le lauréat du très prestigieux prix Baird du musée Smithsonian de Washington. Après avoir laissé un mot à sa famille, il s'embarque dans un train de marchandises et traverse les États-Unis pour aller chercher sa récompense, sans savoir qu'au bout de sa route, on attend plutôt l'arrivée d'un adulte.

Une production franco-canadienne

L'action du film se déroulant aux États-Unis, il était évident de tourner en anglais. D'autant qu'aujourd'hui, le cinéaste maîtrise beaucoup mieux la langue de Shakespeare qu'à l'époque, en 1997, où il avait signé la réalisation d'Alien: Resurrection.

«Mais comme je tenais à conserver le droit au montage final, le projet s'est fait sans les Américains, fait-il remarquer. En travaillant avec des Canadiens et des Québécois, j'ai ainsi pu agir en toute liberté. À vrai dire, le seul Américain dans ce film est Kyle Catlett, l'interprète du jeune garçon. Helena Bonham Carter est anglaise, Judy Davis est australienne et Callum Keith Rennie est canadien!»

À cet égard, le cinéaste garde aujourd'hui le souvenir d'un tournage passablement compliqué, notamment à cause des engagements professionnels de sa jeune vedette.

«L'agent de Kyle nous a menti en nous disant que son protégé n'avait pas d'autres engagements, explique Jeunet. Or, Kyle venait tout juste d'être embauché pour la série The Following. Et les producteurs de cette série n'ont rien fait pour nous faciliter la tâche, même s'il arrive souvent, avec un peu de bonne volonté, qu'on puisse s'arranger quand un acteur doit partager son temps entre deux productions. Là, rien. Il fallait établir le plan de travail en fonction des présences de Kyle. Le pauvre garçon faisait l'aller-retour entre New York et Sainte-Anne-de-la-Pérade tous les week-ends. C'était un cauchemar. Pour lui et pour nous. Il a aussi fallu utiliser plein de trucs pour faire croire à sa présence même si, souvent, il n'était pas là physiquement. Heureusement, ça ne se voit pas à l'écran!»

Conçu en relief

Quand il était gamin, Jean-Pierre Jeunet se faisait déjà son cinéma en 3D, fasciné par les images en relief qu'il regardait dans son stéréoscope View Master. The Young and Prodigious T.S. Spivet est pourtant le premier long métrage qu'il tourne en utilisant cette technologie.

«J'en avais envie depuis un bon moment, mais il faut quand même que le sujet s'y prête, souligne-t-il. À l'époque d'Un long dimanche de fiançailles, nous avions déjà publié un livre contenant des images en relief, qu'il fallait regarder en portant des lunettes. J'aime utiliser des effets spéciaux, mais ma préoccupation première est de les mettre au service d'une histoire. Si c'est simplement de l'effet pour de l'effet, ça ne vaut pas la peine. La 3D est géniale quand des choses se mettent à voler dans l'espace, comme c'est le cas dans l'histoire de T.S. Spivet.

«Cela dit, les Américains en font une utilisation systématique qui relève souvent de la facilité, sinon de l'escroquerie. Ils effectuent des conversions en 3D une fois le film tourné. Ce n'est pas du tout la même chose que de tourner vraiment avec des caméras 3D. Je ne regrette pas du tout de l'avoir fait, même si cela exige un travail fou en postproduction, mais avant de tourner un prochain film en 3D, j'attendrai le jour où l'on n'aura plus besoin de lunettes. Et ce n'est pas demain la veille!»

Pour son excellent travail à ce chapitre, Jean-Pierre Jeunet a d'ailleurs reçu, il y a deux mois à Los Angeles, le Harold Lloyd Award, un prix prestigieux lié à la 3D qu'ont déjà reçu James Cameron, Martin Scorsese, Ang Lee et Jeffrey Katzenberg. «C'est pas mal quand même!», commente-t-il.

Le cinéaste s'inquiète par ailleurs pour l'avenir de la cinéphilie. «Tous les films que j'aime ne marchent pas! lance-t-il. La Grande Bellezza, Whiplash, Nightcrawler, Mr. Turner sont des films qui n'attirent pas plus que quelques centaines de milliers de spectateurs chez nous. Cela me préoccupe. J'ai récemment fouillé dans mes archives personnelles et j'ai retrouvé plein de reportages sur moi dans les magazines de cinéma. J'ai aussi retrouvé des DVD où sont enregistrées des émissions entièrement consacrées à des cinéastes. Cela n'existe plus aujourd'hui. Je me rends compte à quel point la cinéphilie ne se transmet plus, qu'elle est pratiquement morte. Je suis heureux d'avoir vécu une époque plus faste. Et plus libre. Je revendique le simple plaisir de faire.»

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L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet prend l'affiche le 10 avril.

Les frais de voyage ont été payés par Unifrance.

Jean-Pierre Jeunet en cinq films

Delicatessen

(1991)

Au début des années 90, les cinéphiles découvrent l'univers particulier du tandem que forment alors Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet. Delicatessen obtient le César de la meilleure première oeuvre, de même que celui du meilleur scénario. Quatre ans plus tard, le tandem produira un autre long métrage, très noir: La cité des enfants perdus.

Alien: Resurrection

(1997)

Après sa rupture professionnelle avec Marc Caro, Jean-Pierre Jeunet répond au chant des sirènes hollywoodiennes. Bien que devant tout diriger avec l'aide d'un interprète, le cinéaste se voit proposer la réalisation du quatrième volet des aventures d'Ellen Ripley. Dans la série Alien, ce volet ne passe toutefois pas à l'histoire.

Le fabuleux destin d'Amélie Poulin

(2001)

Succès mondial pour ce conte sentimental qui fait d'Audrey Tautou une star. «C'est le rêve de tout metteur en scène de connaître un succès comme celui-là au moins une fois dans sa vie, fait remarquer le cinéaste. Moi, j'ai la chance d'avoir connu cela. Après, il faut survivre à un tel succès. Et il est vrai qu'on se dit toujours: c'est pas pareil!»

Un long dimanche de fiançailles

(2004)

Pour survivre au succès d'Amélie, Jean-Pierre Jeunet se lance dans l'adaptation d'un roman de Sébastien Japrisot, un projet qu'il caresse depuis 10 ans. Cette grande fresque romanesque sur fond de guerre 14-18 attire plus de 4 millions de spectateurs dans les salles en France et décroche même deux sélections aux Oscars (meilleure direction photo et meilleure direction artistique).

Micmacs à tire-larigot

(2009)

Ce film, tiré d'un scénario original que Jeunet a écrit avec le scénariste Guillaume Laurant, n'obtient pas l'écho habituel, malgré la présence de Dany Boon. En France, le film attire quand même plus de 1 million de spectateurs. Pas si mal pour un film portant un titre qui, dans l'esprit de plusieurs, ne veut rien dire...