Même si elle a été étonnée qu'un projet américain de comédie macabre lui soit proposé, Marjane Satrapi est ravie de voir s'ouvrir devant elle les portes d'un tout nouveau monde.

Les amateurs de bandes dessinées et de romans graphiques la connaissent depuis longtemps. Les cinéphiles, eux, ont d'abord pu apprécier son talent grâce à Persepolis, une adaptation en dessin animé de ses propres romans graphiques. Marjane Satrapi, qui a coréalisé ses deux premiers longs métrages avec Vincent Paronnaud, n'avait jamais, jusqu'à maintenant, transposé à l'écran un univers différent du sien.

Aussi a-t-elle été pour le moins étonnée quand elle a été convoquée à une rencontre par les producteurs de The Voices. Dans cette comédie macabre, un gentil célibataire schizophrène (Ryan Reynolds) ne peut résister à l'envie de tuer ses conquêtes quand il oublie de prendre ses médicaments...

«Pourquoi ont-ils pensé à moi? Je n'en sais rien! a déclaré la réalisatrice au cours d'un entretien accordé à La Presse au festival de Toronto, l'an dernier. Nous étions quatre réalisateurs sur le coup. Je me suis présentée à la rencontre et les producteurs m'ont dit: «c'est toi qui vas le faire». Je ne leur ai rien demandé de plus. C'est d'autant plus étrange que les trois mecs qui étaient avec moi avaient l'habitude de réaliser des thrillers et des films de genre.»

Un film de genre

La réalisatrice de Poulet aux prunes était d'autant plus surprise que jamais l'idée de s'attaquer à un univers différent du sien ne lui avait traversé l'esprit.

«Je ne pensais jamais faire un film de ce genre non plus! ajoute-t-elle. Mais voilà. On vous envoie un scénario, vous le lisez, et il ne quitte plus votre esprit. Je trouvais aussi qu'en matière de réalisation, ce scénario posait des défis intéressants à relever. Comme tout est raconté du point de vue du tueur, il faut trouver le moyen de le rendre sympathique aux yeux du spectateur. Comment faire?»

La réponse? Embaucher Ryan Reynolds. Aux yeux de la réalisatrice, l'acteur canadien a le profil idéal pour se glisser dans la peau d'un homme dont on ne pourrait jamais soupçonner les sombres desseins. Elle a pu composer autour de ce dernier une distribution prestigieuse, de laquelle font notamment partie Gemma Arterton, Anna Kendrick et Jacki Weaver.

«Ryan fait partie de ces gens à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, indique Marjane Satrapi. Quand je l'ai rencontré une première fois, je l'ai trouvé parfait pour le rôle, car il a aussi quelque chose de très sombre dans le regard, pourtant. Même si The Voices est un projet que je n'ai pas lancé moi-même, j'ai quand même eu la chance de pouvoir choisir les acteurs. J'en suis très heureuse.»

La cinéaste a aussi tenu à filmer son histoire «à l'ancienne». Aucun effet spécial n'a été utilisé dans la fabrication du film, aucune image de synthèse non plus.

«J'aime que la magie opère sur un plateau, dit-elle. Or, cette magie est impossible à atteindre quand on tourne devant un fond vert, alors que les acteurs sont obligés d'imaginer ce qu'ils ont devant eux. Je tenais à ce que Ryan, quand il ouvre son frigo, ait devant lui la vraie tête de sa victime! Nous avons entièrement tourné le film avec les vieilles techniques du film d'horreur.»

Un tournant

The Voices constitue pour la réalisatrice sa première incursion dans un cinéma de genre. Il marque aussi, peut-être, le début d'une carrière américaine.

«Mais je ne m'installe pas là-bas pour autant, prévient la cinéaste. Je veux bien aller aux États-Unis si un projet m'intéresse, mais je vis toujours en France. Je ne suis pas faite pour vivre en Amérique, je crois.»

Cette nouvelle expérience pourrait toutefois bien emprunter les allures d'un véritable tournant.

«Je dirais que maintenant, la joie que j'éprouve à découvrir un monde qui m'est étranger est supérieure à la liberté d'écrire mon propre monde. Car ça, je l'ai déjà fait. Aujourd'hui, je prends vraiment plaisir à explorer des univers qui n'ont strictement rien à voir avec les miens. C'est un vrai bonheur de se les approprier.»

La réalisatrice estime en outre qu'un créateur peut très bien exprimer sa propre personnalité d'artiste à travers l'oeuvre d'un autre.

«Je me sens un peu comme Alice au pays des merveilles, dit-elle. Je me suis permis de créer tout un monde qui n'existait pas à partir du scénario de Michael R. Perry. Je l'ai réécrit avec mes images. J'ai inventé. Par exemple, j'ai mis un clip à la fin, comme s'il arrivait de nulle part. Une vision du paradis blanc qui ressemble à une pub de lessive!»

Dans son esprit, le plus bel exemple de liberté de création lui vient d'un cinéaste québécois.

«Mon film favori de l'an dernier est Dallas Buyers Club, explique-t-elle. Jean-Marc Vallée n'en a pas écrit le scénario et, pourtant, ce film est empreint de sa personnalité de cinéaste. C'est lui qui en a fait un grand film.»