Le nouvel opus de Pedro Almodóvar, Strange Way of Life, est un court western queer, avec la signature si caractéristique du maître espagnol. La Presse a rencontré le réalisateur dans la Ville Reine le mois dernier, lors de son passage au Festival du film de Toronto qui lui a rendu hommage cette année.

(Toronto) Chevelure blanche et fournie, traits fatigués, Pedro Almodóvar est en verve en cette fin d’après-midi de septembre. Malgré le décalage horaire et les entrevues à la chaîne.

Le cinéaste accueille La Presse dans sa suite au Fairmont Royal York. Notre entretien se fait moitié en anglais, moitié en espagnol, avec une interprète. « Je peux lire en français, mais pas le parler. Mes cours de français remontent à trop loin », s’excuse le réalisateur qui a eu 74 ans, le 25 septembre.

Il est accompagné de son équipe, dont son inséparable frère, Agustín, avec qui il a fondé la boîte de production El Deseo, en 1985. Du nom de sa compagnie au titre de son premier succès en Europe, en passant par cette nouvelle histoire d’amour entre deux cowboys joués par Pedro Pascal et Ethan Hawke, le désir – assouvi ou sublimé, hétéro ou homo – a toujours été au centre du cinéma d’Almodóvar.

Impossible de ne pas l’interroger là-dessus d’entrée de jeu. « Le désir est un moteur de mon art et une raison de célébrer la vie, explique-t-il. Mais le désir est aussi une source de douleur et de souffrance. Ma vision du désir a donc deux facettes : quelque chose à la fois de très dur et très beau. »

Dans Strange Way of Life (Étrange façon de vivre, en version française), le réalisateur de Volver explore le côté obscur du désir : l’homoérotisme dans les westerns classiques américains. Amateur du genre, il a vu plusieurs vieux westerns, de Johnny Guitar à El Dorado. Mais c’est le film Warlock (L’homme aux colts d’or) qui l’a inspiré pour ce western gai, coproduit avec la maison de couture Saint Laurent. Celle-ci s’aventure pour la première fois dans la production cinématographique avec la star de cinéma d’auteur.

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George Steane, Jason Fernández, Ethan Hawke, Pedro Almodóvar, José Condessa et Manu Ríos, à la première de Strange Way of Life, à Cannes, en mai dernier

« Dans Warlock, le côté homoérotique de la relation entre Anthony Quinn et Henry Fonda, surtout à la fin, saute aux yeux aujourd’hui, dit le cinéaste. Pourtant, jamais le mot “homosexualité” n’est prononcé dans le film. Or, si les deux cowboys ne sont pas amoureux, le film n’a aucun sens ! »

Le puritanisme de l’époque empêchait le cinéma de parler ouvertement d’amour entre deux hommes. Et même en 2023, le western reste un genre exclusivement hétérosexuel.

Pedro Almodóvar

Il s’agit de son deuxième film tourné en anglais après The Human Voice (La voix humaine), sorti en 2020, et mettant en vedette Tilda Swinton (ce dernier sera présenté en salle en programme double avec Strange Way of Life). Dans le film, Hawke incarne Jake, un shérif qui voit débarquer chez lui un cowboy, Silva (Pascal) qui a traversé le désert à cheval pour le revoir. Les deux hommes ont eu une brève histoire d’amour, il y a 25 ans. Ces retrouvailles réveillent le désir… Mais les choses sont plus compliquées que ça dans l’imaginaire du Far West.

FOURNIE PAR MÉTROPOLE FILMS

Les acteurs Manu Ríos, Ethan Hawke, Pedro Pascal et José Condessa entourent le réalisateur Pedro Almodóvar.

Le réalisateur n’a pas eu de difficulté à convaincre ces deux vedettes de jouer dans Strange Way of Life. « Ce sont deux acteurs fantastiques, aux caractères opposés, mais complémentaires. » Il a connu Hawke il y a 15 ans, alors qu’il jouait au théâtre La cerisaie, mise en scène par Sam Mendes, en tournée à Madrid. Il voulait travailler avec Pascal, bien avant qu’il ne devienne célèbre avec The Last of Us.

S’il y a de la nudité à l’écran, le film reste assez pudique.

La scène dont les journalistes me parlent le plus, étonnamment, c’est quand Pedro fait le lit avec Ethan en se levant. J’ignorais en la tournant que ça ferait jaser. Je leur réponds : “Oui, les homosexuels font aussi leur lit le matin !”

Pedro Almodóvar

Son prochain film américain

« Que peuvent faire deux hommes vivant ensemble dans un ranch ? », demande Silva à la fin du film – un clin d’œil à une réplique d’Ennis (joué par Heath Ledger) dans Brokeback Mountain. Lors de la première de Strange Way of Life à Cannes en mai dernier, Almodóvar avait justement dit que c’était sa « réponse à Brokeback Mountain ». Rappelons qu’au début des années 2000, le réalisateur espagnol a été pressenti par Hollywood pour le projet qui sera finalement confié à Ang Lee. Avec l’immense succès que l’on sait.

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Pedro Pascal et Ethan Hawke dans Strange Way of Life

« Je ne me sentais pas à l’aise de réaliser un film en anglais, c’est pour ça que j’ai refusé. Or maintenant, je me sens capable de le faire », dit-il, 20 ans plus tard. D’ailleurs, le réalisateur va signer son premier long métrage dans la langue de Shakespeare, The Room Next Door, dont le tournage doit débuter à New York, en mars 2024. Le scénario est centré sur l’amitié entre trois femmes, interprétées par deux actrices britanniques et une Américaine. Mais Agustín, assis dans le salon, sort de son mutisme en agitant ses bras vers nous pour signaler à son frère de ne pas en dire plus !

Chica Almodóvar

Ce qui nous amène à lui parler de son amour infini des actrices dans son cinéma. Peut-il définir ses muses ? Qu’est-ce qu’une chica Almodóvar à l’écran ? « J’aime les actrices expressives, excentriques, avec du caractère. Elles doivent pouvoir être comiques et dramatiques en même temps. Mes interprètes sont belles, mais le spectre de la beauté est large à mes yeux. Elles sont sophistiquées et naturelles. Elles doivent avoir le sens de l’humour et ne pas se prendre au sérieux. Aux États-Unis, Bette Midler et Shirley MacLaine sont des chicas Almodóvar. »

À l’instar de Michel Tremblay, qui, enfant, se cachait sous la table de cuisine pour écouter les conversations des femmes dans la maison de la rue Fabre, le petit Almodóvar de 4 ou 5 ans observait sa mère, ses sœurs et ses voisines. « Les femmes parlaient entre elles sur le patio où je passais mes journées. Elles abordaient les difficultés de la vie : l’inceste, les filles-mères et autres choses très dures. Ce sont ces femmes de la génération de ma mère, à la fois fortes et dans l’ombre, qui ont sauvé l’Espagne de la pauvreté et de la misère après la guerre. »

En salle dès le 20 octobre