La documentariste Carole Poliquin adopte habituellement dans ses films une posture dénonciatrice. C’est ce que devait être ce film : une critique de la vision extractiviste du sol. Mais une rencontre a tout chamboulé, et Humus est devenu une ode au sol vivant, un film qui porte la voix des solutions.

« J’ai fait beaucoup de films dans ma vie, plus pour dénoncer des situations, des injustices, les dégâts de la mondialisation et, même ce film, je l’ai d’abord pensé avec mon style habituel, ma signature, souligne la cinéaste. Un film où j’allais dénoncer l’état de dégradation des sols dans le monde. »

Depuis son premier documentaire en 1984 (Les garderies qu’on veut), elle s’est notamment penchée sur la productivité (L’âge de la performance), puis sur les inégalités économiques (Turbulences), l’effet des produits chimiques sur notre corps (Homo toxicus) et l’influence des Premières Nations sur l’identité québécoise (L’empreinte).

Depuis une dizaine d’années, c’est la propension de l’humain à vouloir créer de la richesse en appauvrissant les sols qui l’habite. C’était l’époque du Plan Nord de Jean Charest, qui visait à développer les ressources du Nord québécois. Puis, raconte-t-elle, « en 2015, lors de l’Année internationale des sols de l’ONU, un haut fonctionnaire de la FAO [Organisation pour l’alimentation et l’agriculture] a déclaré que si on ne fait rien, dans 60 ans, la totalité des terres arables, la couche de sol qui nous nourrit, aura disparu. Je ne savais même pas, moi, que le sol disparaissait ! »

PHOTO FOURNIE PAR LES PRODUCTIONS ISCA

Mélina Plante et François D’Aoust (au premier plan) pratiquent l’agriculture régénératrice.

C’est alors qu’elle a apprivoisé les sols vivants et, surtout, qu’elle a rencontré François D’Aoust et Mélina Plante, des Bontés de la Vallée, ferme biologique exploitée selon les principes de l’agriculture régénératrice : pas de labourage, réduction, voire élimination des intrants chimiques, intégration de plantes pérennes et des animaux, et biodiversité favorisée.

« Ç’a été une rencontre… j’en ai des frissons ! », s’exclame-t-elle en se remémorant ses premières discussions avec le couple. Elle parle de ces « connaissances profondément transformatrices » qui entrent dans nos vies pour nous révéler un univers inconnu, un rapport au monde différent.

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Carole Poliquin, réalisatrice du documentaire Humus

C’est ainsi que les deux maraîchers sont devenus les personnages centraux du film, dont le scénario se déploie entièrement sur leurs terres d’Havelock, en Montérégie, avec une brève incursion dans le Plateau Mont-Royal, où ils livrent à leurs abonnés leurs paniers de légumes bios.

Sur leurs 16 hectares de terres, dont une partie est boisée, ils souhaitent créer une nouvelle alliance avec le vivant. Ils s’inspirent des savoirs anciens, expérimentent, essaient d’imiter la nature et de la faire travailler pour eux. Un travail intense et somme toute solitaire qui les fait osciller entre espoir et impuissance, entre enthousiasme et épuisement.

Un an et demi de tournage

Derrière Humus, il y a aussi un travail de longue haleine. Le tournage s’est échelonné sur un an et demi, interrompu un moment par la pandémie, laquelle a sa place dans le film, avec les incertitudes et les difficultés qu’elle a entraînées pour les agriculteurs.

Et pendant une décennie, la réalisatrice et scénariste a cumulé les lectures sur l’évolution de la vie terrestre, sur l’effondrement des civilisations et, bien sûr, sur l’agriculture et les sols vivants. « À partir du moment où on est sorti de la forêt et du mode chasseur-cueilleur et qu’on a pratiqué l’agriculture, ça a beaucoup transformé le rapport qu’on a avec la nature, expose-t-elle. On a pensé que c’était infini, qu’on pouvait tout maîtriser et utiliser sans compter. »

Devenue un mouvement mondial, bien qu’encore marginal, l’agriculture régénératrice vise à repenser ce rapport dans le respect du vivant.

C’est accompagner la nature pour qu’elle t’aide à produire ce qui répond à tes besoins, mais sans tout détruire, sans tout raser pour produire sans respect envers les besoins des autres espèces qui nous nourrissent et qui nous ont même engendré depuis la nuit des temps.

Carole Poliquin, réalisatrice du documentaire

Ainsi, parmi les protagonistes du film, il y a aussi la nature, majestueuse : un castor qui nage à la surface de l’eau, le chant du goglu, la mante religieuse qui fait sa toilette. Des insectes ont été filmés en macro pour magnifier leur taille et « les mettre au même niveau que nous ». Des séquences qui n’ont pas été simples à tourner. Après une tentative d’introduire un objectif de caméra dans le sol, l’équipe a plutôt installé le sol et la vie qu’il contient sur une table. Au-dessus, elle a mis un rail, une caméra et a laissé le spectacle se déployer.

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François D’Aoust et son fils observent les grenouilles sur les terres de la ferme.

Avec Humus, qu’elle considère « tant pour les mangeurs et consommateurs que pour les agriculteurs », Carole Poliquin espère susciter les discussions dans les communautés. Après la vie de son film en salle, elle souhaite que les gens se l’approprient et que des « projections de cuisine » soient organisées. « Je suis convaincue que l’agriculture est le moyen par lequel on pourrait sensibiliser le plus de monde à une rénovation de la pensée. »

Mais après plus de 30 ans à réaliser des films engagés, elle sait que la société peut être lente à évoluer. « Depuis longtemps, je dis que ça va aller plus mal avant d’aller mieux. À quel point plus mal ? Je n’ose pas l’évaluer. J’espère juste me tromper. »

En salle le 20 mai. Une projection spéciale aura lieu le 20 mai à 19 h au Cinéma Beaubien en présence de François D’Aoust, Mélina Plante et Carole Poliquin. Des ciné-rencontres avec la cinéaste se tiendront le 21 mai à Québec et le 22 mai à Sherbrooke.