Avant de tourner La déesse des mouches à feu, Anaïs Barbeau-Lavalette voulait s’assurer que la production tienne compte de son impact environnemental. Sinon, pas question de faire le film. Résultat : un des premiers tournages verts dans l’industrie du cinéma québécois. Retour sur l’expérience.

Elle devait être conséquente avec elle-même. Anaïs Barbeau-Lavalette est habitée par l’urgence climatique. Or, les films génèrent quantité de déchets (accessoires et décors non récupérables qui finissent au dépotoir), d’innombrables déplacements qui produisent des gaz à effet de serre (en camion ou en voiture), du gaspillage de nourriture (sur les lieux de tournage) et une forte consommation d’énergie (génératrices, éclairages, caméras, etc.).

« Ça aurait été un non-sens, dit-elle, qu’on ne s’inscrive pas au moins dans une avancée de la réflexion et de la façon de faire ce métier-là. Le cinéma est vraiment en retard à plein d’égards par rapport à d’autres domaines. »

Dès le départ, elle a eu le feu vert du producteur, Luc Vandal, pour qu’une partie du budget du film soit allouée à des mesures qui réduiraient l’empreinte carbone du tournage.

« Le problème, c’est qu’on n’a pas de référence par rapport à l’empreinte carbone dans le milieu du cinéma, explique Anaïs Barbeau-Lavalette. En plus, l’expérience n’est pas la même d’un tournage à l’autre, donc l’idée était de se lancer, d’établir des normes. Mais c’est sûr que ça nous a coûté plus cher, on a consulté des scientifiques en amont, dont Catherine Morency, spécialiste en transport qui nous a conseillés. »

Le producteur Luc Vandal n’a pas évalué précisément le coût additionnel. Il a « accepté le principe » et foncé droit devant. « Si le coût avait été astronomique, on l’aurait su, ce n’était pas le cas, a-t-il indiqué. Peut-être que c’était 0,5 % du budget, mais je n’ai pas fait de calculs précis. Ça nous a demandé plus de temps, mais pas nécessairement plus d’argent. »

C’est sûr que mon prochain tournage, je le ferai vert. Honnêtement, c’est quelque chose qui s’est facilement intégré à nos habitudes.

Luc Vandal, producteur

Tout le monde a été avisé. Même le Bureau du cinéma et de la télévision du Québec (BCTQ) a été mis dans le coup. Le BCTQ a même mis Anaïs Barbeau-Lavalette en contact avec Caroline Voyer, directrice générale du Réseau des femmes en environnement, qui a lancé il y a deux ans le projet « On tourne vert » pour inciter les producteurs à mettre en place des pratiques écoresponsables.

Analyse « verte »

Caroline Voyer, qui vient de terminer un guide de bonnes pratiques, planche en ce moment sur une accréditation « verte » des plateaux de tournage. Elle a été invitée à faire l’analyse du tournage de La déesse des mouches à feu.

« Je n’étais pas là pour les prendre en défaut, nous dit-elle, j’étais plutôt une inspectrice bienveillante. La vérité, c’est que plusieurs mesures avaient été mises en place en amont. Par exemple, ils s’étaient assurés que les matériaux du petit cabanon qui a été construit pour le film allaient être récupérables à la fin, les costumes étaient tous usagés et devaient avoir une troisième vie, la cantinière cuisinait avec des ingrédients locaux et la vaisselle était réutilisable... »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Caroline Voyer a fait l’analyse du plateau de tournage de La déesse des mouches à feu, tourné l’été dernier.

Anaïs Barbeau-Lavalette confirme : « Chaque matin, je disais aux gens d’apporter leurs gourdes et leurs tasses à café, et après très peu de temps, c’est devenu une habitude. Même les vieux techniciens qui rechignaient au début, à la fin, c’étaient eux qui regardaient les stagiaires de travers lorsqu’ils arrivaient à la machine de café sans leur tasse... »

France Cadieux a travaillé comme directrice des lieux de tournage sur La déesse des mouches à feu. Depuis plus de 30 ans qu’elle fait ce métier, elle nous assure que ce tournage-ci était « exemplaire ».

Ses priorités pour réduire l’empreinte carbone du film : éviter d’utiliser la génératrice (pour les éclairages) ; faire la recherche et le repérage sur l’internet en amont, « pour éviter les déplacements physiques » ; et surtout éviter quand c’est possible les longues distances. Le décor du Saguenay a ainsi été recréé dans les villes de Carignan, Belœil ou Verdun.

Il y a tout un travail de planification à faire dans les tournages pour éviter qu’on se déplace inutilement, pour regrouper les lieux de tournage.

France Cadieux, directrice des lieux de tournage

Selon Caroline Voyer, l’impact le plus important des tournages, ce sont les déplacements des équipes. Que ce soit les camions qui transportent les équipements de tournage, les costumes et les accessoires ou les voitures utilisés par les comédiens et les techniciens.

« Il y a beaucoup de voitures solos, déplore-t-elle. L’équipe de production a mis en place un horaire de covoiturage où les gens se rendaient le plus loin possible en transport en commun, puis se faisaient transporter dans un seul véhicule vers les lieux de tournage, mais c’est sûr que ce n’est pas évident. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Cette scène du film a été tournée en juin à McMasterville, non loin d’un petit cabanon construit pour l’occasion, qui a dû être démoli après et dont les matériaux ont été recyclés.

Mauvais tri et gaspillage alimentaire

Autre constat : le gaspillage alimentaire est un problème récurrent sur les plateaux de tournage, dit Caroline Voyer, qui en a visité plusieurs, dont ceux de Lâcher prise, Brainfreeze et La voix.

Il y a toujours trop de bouffe sur les plateaux de tournage.

Caroline Voyer, instigatrice du projet « On tourne vert »

« Le raisonnement des producteurs, c’est qu’ils veulent s’assurer que leurs équipes ne manquent de rien, mais le fait est qu’il y en a toujours trop. Quand vient le temps de donner les restes à un organisme, c’est plus compliqué. Les banques alimentaires préfèrent recevoir les matières premières. Le pain plutôt que les restes de sandwichs aux œufs... »

Enfin, Caroline Voyer nous parle d’un autre indicateur beaucoup plus subtil : les gestes qui sont montrés à l’écran.

« Dans la nouvelle saison de La voix, pour la première fois, les jurés auront des gourdes d’eau plutôt que des bouteilles de plastique. Qu’est-ce qu’on valorise et qu’est-ce qu’on banalise à l’écran ? C’est important et ça a une influence majeure sur la société. Dans un épisode de District 31, je me souviens du personnage de Yanick Dubeau, qui avait une prisonnière dans son sous-sol. Il lui apportait de la nourriture dans de la vaisselle jetable. Pour moi, ça banalise un geste non responsable... »

Un avenir possible

L’expérience positive de ce tournage a redonné un peu d’espoir à la cinéaste. « Je me suis dit : c’est possible. Ce n’est pas parfait, mais je peux ne pas avoir honte de la façon dont mon métier se fabrique, nous dit Anaïs Barbeau-Lavalette. Cela dit, ce ne sont pas toutes les productions qui auraient accepté d’assumer ces coûts. »

La prochaine étape serait de mettre en place une compensation financière du gouvernement pour une certification verte comme c’est le cas en architecture.

Anaïs Barbeau-Lavalette, réalisatrice

Le travail de Caroline Voyer a d’ailleurs inspiré une autre équipe de jeunes femmes issues du milieu des arts, qui ont fondé l’an dernier l’entreprise d’économie sociale Ecosceno. La comédienne Anne-Catherine Lebeau, qui dirige l’organisme, vient de lancer sa boutique en ligne, afin de récupérer des décors de théâtre et de plateaux de cinéma et les remettre en circulation.

Ce principe d’économie circulaire défendu par une autre figure bien connue de la protection de l’environnement, Laure Waridel, qui a écrit récemment le livre La transition, c’est maintenant, nous pousse à poser cette question à Anaïs Barbeau-Lavalette, elle-même membre du collectif Mères au front : est-ce que l’environnement est devenu le combat des femmes ?

« Je pense que lorsqu’on se met à entendre la voix des femmes, c’est qu’il est déjà rendu trop tard, répond la cinéaste du tac au tac. Les femmes vont lever le poing et prendre la parole quand on est acculés au mur. C’est comme si la voix de la mère était la voix ultime à un moment où l’on s’apprête à se heurter à un mur. Autrement, elles sont occupées à faire pousser les petits, ça, c’est historique. Donc, quand elles brandissent le poing et qu’elles élèvent la voix, c’est que l’heure est grave. Et je pense que l’heure est grave et qu’il est crissement temps qu’on bouge. »