Je me souviens... vraiment ? Au fil des ans, le cinéma québécois de fiction a consacré plusieurs œuvres à des personnages historiques (La Bolduc, André Mathieu, Nelly Arcand, Gerry Boulet) et à des évènements, dont la crise d’Octobre, la tragédie de Polytechnique ou la fondation de Montréal. Mais plusieurs grands personnages et moments de l’histoire du Québec n’ont, étonnamment, jamais été traités en fiction. État de la situation.
Dans la culture populaire, deux téléséries, des biographies, des dizaines des lieux, deux chansons et un prix (disparu) renvoient à l’ancien premier ministre québécois René Lévesque. Et l’automne dernier, Québec a exproprié sa maison d’enfance afin de mieux la préserver.
Un film biographique, avec ça ? Un long métrage éclairant sur une partie de sa diversifiée carrière ? Il n’y en a aucun.
Cela contraste avec d’autres cinématographies, notamment française et américaine. Aux États-Unis, on trouve un ou plusieurs films consacrés à John F. Kennedy, George W. Bush, Abraham Lincoln, Richard Nixon et même Barack Obama lorsqu’il était jeune adulte.
Or, la situation de René Lévesque tient davantage de la règle que de l’exception. Selon notre recension, il n’y a jamais eu de long métrage de fiction sur Robert Bourassa, Jean Drapeau, Maurice Duplessis, Pierre Elliott Trudeau (seulement un téléfilm en anglais), la visite du général de Gaulle en 1967 ou le terrible glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney.
Les deux guerres mondiales ont très peu été abordées au grand écran. Un projet de film sur la tempête de verglas de 1998 reste en suspens. Et des pionnières québécoises comme Jeanne Mance, Marie-Claire Kirkland, Léa Roback, Carrie Derick et Idola Saint-Jean restent absentes du grand écran.
> Relisez notre reportage sur la Première Guerre mondiale, absente du cinéma québécois
Le cinéaste Simon Lavoie (Le déserteur) est préoccupé par la question.
Je travaille sur un projet racontant l’histoire de deux Canadiens français, Lucien Dumais et Raymond Labrosse, qui ont participé à des actes de résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont pris part à ce grand jalon de l’histoire. Ce sont des choses qui méritent qu’on les raconte. Mais j’ai l’impression qu’on perçoit comme négatif tout ce qui a précédé la Révolution tranquille.
Simon Lavoie, cinéaste
Il y a trois ans, le Mouvement national des Québécois a financé la création de trois courtes fictions historiques diffusées sur les réseaux sociaux et à MATV : le « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle, l’adoption de la loi 101 et l’histoire de Louis Hébert et Marie Rollet. « Il y avait un manque, souligne la directrice générale Martine Desjardins. L’histoire doit être mise de l’avant sous toutes les formes, notamment pour rejoindre les jeunes. »
En 2008, l’historien Pierre Véronneau avait signé un article très fouillé sur le cinéma et l’histoire au Québec. Il évoquait une « relation fluctuante » entre les deux. Il concluait à « peu de reconstitutions d’époque », mais « davantage de prise directe sur la réalité ». Douze ans plus tard, cela n’a pas changé, croit-il, en donnant l’exemple de l’ancien maire de Montréal Camillien Houde. « Il n’y a rien sur cet homme, qui est un personnage truculent. »
> Lisez l’article de Pierre Véronneau de 2008
Une question d’argent
Bien sûr, l’histoire est loin d’être complètement absente du cinéma québécois. Sur son site internet, la Fondation Lionel-Groulx recense plus de 320 œuvres de tous genres consacrées à ce sujet. Mais il reste que le long métrage de fiction en est le parent pauvre.
Chez les 17 personnes interviewées pour ce dossier, d’aucunes reconnaissent que l’argent est l’un des principaux freins aux tournages. À commencer par le cinéaste oscarisé et historien de formation Denys Arcand.
C’est une question de budget. En général, au Québec, on n’a pas vraiment les moyens de faire des films historiques. Quand on recule de 50 ou 60 ans, tout devient extrêmement coûteux.
Denys Arcand, cinéaste
« Je pense que c’est la même chose pour à peu près toutes les petites nations qui n’ont pas de gros budgets à consacrer à cela, ajoute-t-il. C’est sûr que c’est dommage, car il y a tout un pan de notre passé qui s’estompe. »
La cinéaste Anne Émond, qui a tourné un film biographique (biopic) sur l’écrivaine Nelly Arcand, développe actuellement une série historique avec l’autrice Nadine Bismuth sur « une femme d’affaires du Québec des années 1920-1930 qui gagnerait à être connue ».
Mais l’obstacle financier a beaucoup de poids, confirme-t-elle. Et il faut être convaincant avec les institutions de financement public. « Le chemin est compliqué pour faire un biopic sur René Lévesque ou Anne Hébert. On doit être prêt à en découdre avec le système. »
Un risque important
Président de Films Séville, Patrick Roy avance que l’histoire politique connaît un succès mitigé au grand écran. « C’est un risque plus important. On n’a pas eu beaucoup de succès de ce côté. Il y a eu plusieurs films sur la crise d’Octobre avec un succès moindre. D’après moi, il y en a eu trop. »
Séville a aussi distribué Hochelaga, terre des âmes de François Girard dans le cadre du 375e anniversaire de Montréal. « Les budgets étaient importants, mais le box-office, décevant », indique M. Roy.
Dans un courriel envoyé à La Presse, la présidente de Téléfilm Canada, Christa Dickenson, suggère une analyse semblable. Elle estime que les films avec des « thèmes d’actualité » sont « plus enclins à être appréciés du public », alors que c’est plus difficile avec les fictions historiques. « Elles doivent composer avec plusieurs enjeux, dit Mme Dickenson. Les budgets sont souvent imposants et le public est difficile à séduire. Pour les producteurs, cela représente un pari risqué. »
« Nous sommes peut-être moins politisés que nous le croyons, suggère Martin Forget, idéateur de la série Si la tendance se maintient, sortie en 2001. Au Québec, contrairement à ce qu’on a vu ailleurs dans le monde, nous nous sommes définis durant 50 ans entre souverainistes et fédéralistes au lieu d’entre la gauche et la droite. On y a peut-être perdu nos repères. »
L’ancien premier ministre québécois Jean Charest évoque aussi cette opposition souverainistes-fédéralistes. Il fait lui-même le constat que peu de premiers ministres, québécois comme canadiens, ont eu droit à un biopic, sans savoir ce qui explique cette situation. Mais il n’est pas surpris de l’absence d’œuvres sur d’anciens premiers ministres libéraux.
Pardonnez mon expérience, mais l’intérêt du milieu artistique va aux personnes qui sont souverainistes, et non fédéralistes.
Jean Charest, ex-premier ministre du Québec
Déplore-t-il ce constat ? « Il faut qu’il y ait chez l’artiste qui fait un projet une curiosité et un goût du personnage. Il doit aller au-delà de ses tendances politiques. »
Sans aborder l’angle politique, Pierre Véronneau se rapproche de cette vision. « Il faut être capable de raconter une histoire sans se tourner vers ses propres préoccupations », dit-il.
Matthew Rankin, qui vient de réaliser The Twentieth Century, film consacré à la jeunesse de l’ancien premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King, estime que le problème avec les biopics de 90 ou 120 minutes est le manque de profondeur.
Souvent, on se sert du passé à des fins idéologiques, dans le sens qu’on rend l’univers plus simple. Alors que l’art est là pour s’interroger sur la complexité du passé.
Matthew Rankin, cinéaste
Dans ce contexte, il croit beaucoup au pouvoir de la série.
Pour la productrice Denise Robert, la solidité d’un scénario est le premier ingrédient à considérer. « Je ne regarde pas s’il existe assez de films ou pas dans un thème, dit-elle. Je veux me faire raconter une bonne histoire. J’aime visiter un personnage et, par ricochet, l’époque concernée. »
Elle donne l’exemple du film Maurice Richard, de Charles Binamé, qu’elle a produit. « Pendant 10 ans, les gens cherchaient à faire un film sur Maurice Richard, dit-elle. Plusieurs scénarios ont été écrits, mais ça en prenait un à la hauteur du personnage. »
Selon Marcel Jean, directeur général de la Cinémathèque québécoise, Maurice Richard est un bon exemple du héros contrarié caractéristique de la filmographie québécoise. « Le héros québécois rencontre la difficulté, se fait avoir et manque de chance, observe-t-il. Regardez Alys Robi ou André Mathieu, à qui on a consacré des films. Leur vie a basculé. Il y a aussi la notion que l’autre est l’ennemi. Dans Maurice Richard, celui-ci s’appelle Clarence Campbell. Et Dans le dernier tunnel d’Érik Canuel [qui raconte l’affaire Marcel Talon, un vol raté de 200 millions], le crosseur [Smiley] est anglophone. »
Cela dit, le cinéma québécois continue de puiser dans l’histoire pour faire des films de fiction. Ainsi, pour la récente édition du gala 2020 de Québec Cinéma, 30 longs métrages de fiction étaient admissibles à recevoir des prix. Trois d’entre eux — Mafia Inc., The Twentieth Century, Sympathie pour le diable — avaient des références historiques marquées, alors qu’au moins deux autres — Ville Neuve, Vivre à 100 miles à l’heure — suggéraient un arrière-plan historique bien défini.
Une bonne cuvée.