L’acteur-cinéaste Elia Suleiman s’est intéressé, dans ses trois premiers longs métrages, au conflit israélo-palestinien. À la perte d’identité dans Chroniques d’une disparition (1996), à l’absurdité du conflit dans Intervention divine (2002) et à l’histoire de sa famille et de l’occupation israélienne dans Le temps qu’il reste (2009).

Le cinéaste palestinien racontait dans ce dernier film autobiographique son propre exil et son retour à sa terre natale. Son quatrième long métrage, C’est ça le paradis ? (It Must Be Heaven), offert dès ce vendredi en version originale sous-titrée en français sur les plateformes du Cinéma du Parc et du Cinéma Moderne, voit son personnage d’alter ego mutique faire le chemin inverse, quittant Nazareth pour Paris, puis New York (filmé pour l’essentiel à Montréal).

On y retrouve l’univers singulier de Suleiman, entre le drame poétique et la comédie burlesque, le pamphlet politique et la dérision par l’absurde, dans une série de vignettes très évocatrices. Son personnage fuit son pays en conflit perpétuel pour trouver la paix, mais retrouve ironiquement ailleurs ce qu’il a fui : c’est-à-dire des tensions sociales, des forces de l’ordre en manque d’utilité, le culte des armes et des armées.

PHOTO VIANNEY LE CAER, VIANNEY LE CAER/INVISION/AP

Elia Suleiman

C’est une brillante observation sur la tendance à transposer à l’étranger la part de soi qui provient de sa patrie. En l’occurrence la Palestine qui, comme le remarque Suleiman, le « suit comme une ombre », même s’il est né en Israël, arabe chrétien comme bien des habitants de Nazareth. Par une démonstration de clichés — de l’art de vivre français à l’obsession des armes à feu américaine —, le cinéaste dénonce le risible et le loufoque, avec son humour pince-sans-rire habituel. Il ne ménage pas pour autant Israël, ni du reste le milieu du cinéma.

« C’est un film anti-ethnographique, confiait-il l’an dernier en entrevue au Festival de Cannes, où il a reçu une mention spéciale du jury et remporté le Prix de la critique internationale (FIPRESCI). En termes humoristiques, c’est l’autochtone qui va explorer le monde. Ce n’est pas un film touristique, puisque j’ai vécu dans ces différentes villes. Les moments qui sont captés dans chacune d’elles sont des moments que j’ai vus et vécus au cours des ans. C’est aussi ce qui rend le film terre-à-terre. »

On s’étonnait, il y a un an, de retrouver dans cette fable des images inhabituelles de rues parisiennes désertes. Plus maintenant, après la récente période de confinement. « Je voulais montrer Paris à nu, disait Suleiman en mai 2019. Montrer ce qui ne va pas, avec les policiers, avec les sans-abri, etc. La seule façon de le faire, c’était de me concentrer sur les personnages. Je voulais suggérer ce qui pourrait advenir si l’appareil de sécurité continuait de grandir, avec des mesures d’urgence, par exemple. Ça se rapproche d’une zone de guerre. Aussi, lorsqu’il n’y a plus personne dans un endroit, on pose un regard plus frais sur la beauté des lieux. Lorsqu’il n’y a plus de bruit, on peut apprécier pleinement l’architecture. »

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Scène du film C’est ça le paradis ? (It Must Be Heaven)

C’est ça le paradis ? a notamment été coproduit au Québec. Aussi, c’est avec Montréal comme doublure et une équipe québécoise que le chef de file du cinéma palestinien a choisi de tourner les scènes se déroulant à New York. Le parc La Fontaine devient Central Park et les rues du Vieux-Montréal et du Mile End, celles des quartiers de la Grosse Pomme. La productrice des films de Xavier Dolan, Nancy Grant (« Elle est formidable »), y fait une brève apparition en tant qu’elle-même, en compagnie du comédien mexicain Gael García Bernal, et le propriétaire du restaurant syro-libanais KazaMaza de l’avenue du Parc, Fadi Sakr, fait aussi partie de la distribution.

Elia Suleiman dit espérer revenir éventuellement tourner à Montréal un film dont l’action se déroule au Québec.

Montréal est une très belle ville, dit-il. J’ai adoré. J’ai imaginé que je pourrais y vivre… s’il n’y avait pas l’hiver ! Il faut dire que j’avais une équipe de tournage formidable. J’avais envie de ramener des techniciens dans mes valises ! Certains ont fait des films hollywoodiens très compliqués, mais restent passionnés par les films d’auteur. Ils donnent tout ce qu’ils ont parce qu’ils en ont soupé des films commerciaux qui les font vivre. On peut dire que j’ai profité des malfaiteurs de Hollywood !

Elia Suleiman

Le cinéaste de 59 ans précise en revanche que le tournage québécois n’a pas été de tout repos. Et pas seulement parce qu’il fallait faire passer Montréal pour New York. « C’était difficile de s’ajuster à toutes les règles syndicales de l’industrie. Quand on fait un film d’auteur, on a besoin de liberté. Faire des films d’auteur dans une structure institutionnelle qui met beaucoup de barrières est problématique. Par exemple, on m’a dit de ne pas parler aux figurants parce que leur salaire allait aussitôt augmenter. Pour moi, c’est une insulte pour ces gens de les traiter comme s’ils étaient en quelque sorte des esclaves ! C’est une question d’éthique. C’est un manque de respect pour l’être humain devant soi. J’ai contrevenu à la règle et personne ne m’en a tenu rigueur. Mais j’ai craint d’être dénoncé et de devoir payer une pénalité. »

L’auteur-cinéaste ose en appeler à plus de souplesse des corps de métier du cinéma québécois, en particulier au bénéfice des plus jeunes réalisateurs. « Il faut qu’ils puissent filmer où ils veulent, comme ils veulent, avec une certaine dose de liberté, dit-il. D’imposer des restrictions est contre-productif à la libéralisation de l’esprit ! »

Depuis ses débuts, en raison des mimiques de son personnage quasi muet et des situations absurdes qu’il met en scène, le cinéma d’Elia Suleiman est inévitablement comparé à celui de Buster Keaton et de Jacques Tati. « J’ai beaucoup d’admiration pour eux. J’adore regarder leurs films. Je peux voir une scène de Tati mille fois et elle me fait toujours sourire. J’adore l’esthétique de ces deux cinéastes, mais je n’ai jamais été influencé par eux. J’ai commencé à faire des films qui ressemblaient aux leurs, sans même savoir qui ils étaient ! », se défend-il.

Le Palestinien dit plutôt avoir été inspiré à faire du cinéma par Yasujiro Ozu, Robert Bresson, Costa-Gavras ou encore Hou Hsiao-hsien. « Mais ma source d’inspiration, c’est essentiellement la lecture, dit-il. Je lis des livres qui n’ont rien à voir avec les films que je réalise. C’est la façon dont l’art se mélange à notre expérience de vie, dans notre inconscient, qui fait surgir une manière de voir et de décrire les choses. Et bien sûr, notre personnalité a tout à voir avec la manière dont on s’exprime comme artiste. »

C’est ça le paradis ? sera offert en vidéo sur demande, sur toutes les plateformes, dès le 19 juin.