On n’a jamais autant parlé des aînés que depuis le début de la pandémie. Et si on les écoutait, maintenant ? Dans le cadre de cette série, La Presse prend des nouvelles de personnalités du milieu culturel qui ont plus de 70 ans. Des gens sages et moins sages, qui nous rassurent face à l’avenir. Parce qu’ils ont su vieillir sans devenir vieux.

Il y a deux mois à peine, Alanis Obomsawin était à Berlin. Pour faire ce qu’elle aime le plus au monde : regarder, analyser et parler de films, en tant que membre du jury pour le prix du meilleur documentaire de la Berlinale. « Tant que j’aurai la santé — j’ai maintenant 87 ans —, je vais continuer à faire des films », confiait-elle alors au collègue Marc-André Lussier.

Pour la première fois en un demi-siècle de carrière, la réalisatrice autochtone, l’une des plus éminentes au monde, ne peut se rendre à son bureau de l’Office national du film. Comme la plupart d’entre nous, Mme Obomsawin vit désormais en mode télétravail. À l’instar de tous les aînés, la Montréalaise doit aussi rester entre les murs de son appartement.

Jusqu’ici, malgré ses nombreuses années de service, la cinéaste n’avait jamais pensé à la retraite : « Pas le temps », disait-elle ! Or, avec la pandémie, la vie a pris une tout autre tournure. 

On apprend à se connaître et à vivre d’une manière différente. On pense davantage à aider les autres. Soudainement, tout devient plus important : un poème, une sculpture, une fleur, une chanson…

Alanis Obomsawin, réalisatrice

Le matin où La Presse l’a jointe au téléphone, la réalisatrice avait en tête le refrain d’une chanson réaliste française. « C’est une vieille chanson qui me rend très triste, surtout ces temps-ci, car je revois ma fille lorsqu’elle était toute petite. Aujourd’hui, elle vit loin, à Vancouver, et je ne peux pas la visiter, bien sûr, à cause des restrictions… »

Quel est le titre de la pièce ? 

« J’ai oublié, mais le refrain va ainsi : 

C’est aujourd’hui dimanche

Tiens, ma jolie maman

Voici des roses blanches

Que ton cœur aime tant…” »

Silence. Au beau milieu de l’entrevue, le journaliste se rappelle qu’enfant, son père lui chantait Les roses blanches, qu’il avait lui-même apprise de sa mère… dans les années 30.

« Va, quand je serai grand

J’achèt’rai au marchand

Toutes ses roses blanches

Pour toi, jolie maman… »

C’est vrai qu’avec l’air contagieux du temps, les petites choses prennent beaucoup, beaucoup d’importance, Mme Obomsawin.

PHOTO FOURNIE PAR L’OFFICE NATIONAL DU FILM

Kanehsatake, 270 ans de résistance, documentaire sur la crise d’Oka d’Alanis Obomsawin 

La voix humaine

Depuis les années 70, la cinéaste autochtone a réalisé une cinquantaine de courts et de longs métrages pour l’Office national du film (ONF). Presque tous des documentaires importants sur des sujets phares, tels que la crise d’Oka, les évènements de Restigouche, en Gaspésie, ou les mauvais traitements dont les enfants autochtones ont été victimes dans le système canadien. 

J’adore le genre documentaire. Pour moi, le documentaire, c’est la voix directe de l’expérience humaine. Je ne me fatiguerai jamais d’écouter ni de diffuser la parole des gens qu’on dit « ordinaires ». À mes yeux, tout le monde est important parce que la vie est sacrée.

Alanis Obomsawin, réalisatrice

La réalisatrice accorde aussi une grande importance à l’histoire, afin que le public ait véritablement accès à celle du Canada et pas à la version tendancieuse, longtemps enseignée dans les écoles. Dans la culture abénaquise, la parole des ancêtres résonne comme celle des sages. Il faut les écouter, les protéger, les aimer. « Depuis longtemps, nos ancêtres nous avertissent de prendre conscience de ce que nous faisons à la terre, la nature, l’eau. De ne pas seulement vivre pour le gain et l’argent… Ça ne se boit pas, l’argent ! »

Les enfants d’abord

Alanis Obomsawin s’est aussi intéressée à l’éducation toute sa vie « parce que c’est par l’éducation qu’on se développe, qu’on fait l’apprentissage de la haine ou de l’amour », pense-t-elle. Elle nous rappelle qu’en Nouvelle-France, au XVIIe siècle, les Récollets séparaient déjà les familles amérindiennes. Les Jésuites ont fait la même chose avec la création des pensionnats autochtones qui ont détruit bien des enfants inuits et des Premières Nations. Quel drame ! Pourquoi avoir brisé ces familles ? « Parce qu’ils trouvaient que les “sauvages” aimaient trop leurs enfants, répond la cinéaste. Il fallait donc les éloigner des parents. Pour éliminer leurs langues, leurs cultures… »

L’artiste se souvient qu’à Trois-Rivières, au temps de la Seconde Guerre mondiale, elle était la seule « Indienne » de son école primaire. « Beaucoup d’élèves me détestaient et ils me le faisaient savoir. Je me faisais battre et traiter de maudite “sauvageonne”, de “scalpeuse” ! À l’époque, on nous apprenait que les sauvages étaient des ignorants, des païens. »

Je crains que la peur de ce virus alimente un discours haineux qui va diviser les gens. Or, si tu sèmes la haine, tu récoltes le chaos.

Alanis Obomsawin, réalisatrice

Selon la créatrice, on ne peut pas toujours vivre en croyant que le mal vient d’ailleurs : « Chaque fois qu’il y a eu une épidémie, on blâmait les autres : la Chine, l’Asie, l’Afrique… Trop de gens en Occident se sentent supérieurs aux autres, tout-puissants, invulnérables. Il fallait cette catastrophe pour nous rappeler qu’au contraire, nous sommes tous égaux dans le monde. »

Bio

Cinéaste, interprète et artiste multidisciplinaire d’origine abénaquise, Alanis Obomsawin a commencé sa carrière comme chanteuse et conteuse avant d’arriver au cinéma en 1967 à l’ONF. Son œuvre extraordinaire — plus de 50 films — comprend des documentaires phares, comme Les événements de Restigouche et Kanehsatake, 270 ans de résistance. Elle a reçu d’innombrables honneurs nationaux et internationaux. Elle est devenue en 2019 compagnon de l’Ordre du Canada, la plus haute distinction au pays.

>> Regardez 43 films d’Alanis Obomsawin gratuitement sur le site de l’ONF